Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
64
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

ton âme se traduise par une action juste et que toutes tes

    deux soutiennent, comme le remarque Jamblique (dans Stobée, Ecl., I, 874), que de la naissance à la mort l’âme n’a point une vie distincte, et que « sa vie est celle même de l’ensemble » qu’elle forme avec le corps. Mais, pour Aristote, cet « ensemble » (auquel Jamblique semble, d’ailleurs, donner un nom impropre : τὸ σύνθετον) n’est pas la somme de deux matières distinctes : l’âme est en tout ce qui vit (De l’âme, II, p. 412, A, 14), même dans la plante, et n’est que là ; comme on ne peut concevoir une forme sans matière, l’âme nue dont les Pythagoriciens content les migrations est un fantôme (id., I, p. 407, B, 22) ; l’immortalité personnelle, un leurre ; et si quelque chose de nous échappe à la mort, c’est la pure raison, impersonnelle, qui vient du dehors (θύραθεν) et retourne à Dieu. — Les Stoïciens, au contraire, prétendent que l’âme est une autre matière mêlée à la matière du corps, que les deux se pénètrent en toutes leurs parties (μῖξις δι′ ὅλων, cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 127), au point de ne former qu’un seul vivant ; que la mort les sépare, et que l’âme peut dès lors vivre seule. Je n’ai ici qu’à rappeler certains textes cités au cours de la première note à cette pensée : les dernières pages de la Consolatio ad Marciam, et le passage des Placita philosophorum (IV, 7, 8), où, à côté des termes mêmes (ἐπιδιαμένειν τινὰς χρόνους) que devait reprendre Marc-Aurèle pour exprimer la survie temporaire de l’âme, l’expression καθ′αύτὴν désigne très clairement le maintien de la personnalité. — Or, c’est surtout en regard de la thèse d’Aristote que celle-ci semble mal assurée. Je laisse de côté l’objection qu’appelle la conception matérialiste de l’αἰτία, toutes celles qu’on a faites à la théorie de la μῖξις δι′ ὅλων. L’excellente position prise par Aristote lui a évité les efforts qu’ont dû s’imposer les Stoïciens, d’abord pour expliquer la pénétration réciproque de l’âme et du corps, ensuite pour les dégager. L’âme, selon eux, ne saurait se développer sans le corps même dont elle est la « cause » (αἰτία) ; ce sont toujours les vapeurs du sang qui l’entretiennent. Ses facultés, qui lui sont postérieures (τήν ψυχὴν… οὐσίαν προϋποκειμένην ταῖς δυνάμεσι : Jamblique, dans Stobée, Ecl., I, 874), sont déterminées en partie par l’organe même qu’elles font agir (id., 876). Les deux matières qui nous constituent ont été ainsi mêlées si intimement qu’il devient bien difficile à un moment donné de faire la part de chacune. En vain Marc-Aurèle tente d’opposer en nous la raison à tout le reste. Il ne peut vraiment dire (cf. supra IV, 4, note finale) qu’elle « vient d’ailleurs ».

    C’est d’abord le sentiment de ces difficultés — auxquelles s’ajoutent celles que nous avons relevées plus haut (cf. la 1re note à cette pensée), quelques-unes même d’après lui — qui sur cette importante question de la destinée humaine a fait de Marc-Aurèle un dissident. Ce texte est le seul des Pensées où il développe, nous avons vu avec quelles réserves, la théorie de la survivance ; le seul aussi, à ce qu’il m’a semblé, où il n’ait voulu considérer qu’elle. En général, il semble admettre également et concurremment deux hypothèses, dont l’une est la négation de toute survivance. Il a donné un nom à chacune : la première est celle du déplacement (μετάστασις : V, 33 ; VII, 32 ; ici : μεθιστάμεναι) ou de la persistance (τὸ συμμεῖναι : XI, 3, comme ici) ; — la seconde, celle de l’extinction σϐέσις ou σϐεσθῆναι : V, 33 ; VII, 32 ; VIII, 25 ; XI, 3). Presque toujours, il nous les présente toutes les deux, par leur nom ou sans les nommer (III, 3, et les autres textes qui viennent d’être cités), et l’indifférence lui est si naturelle à ce propos qu’il semble souvent disposé à admettre en même temps une troisième hypothèse, épicurienne cependant, celle de la dispersion (V, 33 ; VI, 24 ; VII, 32 ; VIII, 25 ; XI, 3 ; cf. ici même la note aux mots : se répandent) ; parfois même une quatrième, pythagoricienne, celle de la métempsycose (VIII, 58). S’il fait un choix, c’est la thèse de l’extinction qu’il adopte, à l’exclusion des autres (X, 31 : καπνὸν καὶ τὸ μηδέν ; XII, 21 : μετ′οὐ πολὺ οὺδεὶς οὺδαμοῦ ἔσῃ ; XII, 14 : ὁ κλύδων παραφερέτω… τὸ πνευμάτιον… τὸν νοῦν οὐ παροίσει). Un moment (XII, 5), il semble regretter l’immortalité personnelle : mais il prend aussitôt son parti de l’« extinction » sur cette assurance vague que les Dieux n’ont pu agir que pour le mieux. En fin de compte, sa piété même, sa confiance en la nature, son mépris de la vie et son insouciance de la mort ont dû le laisser assez indifférent à la forme et à la durée de l’immortalité, que sa raison n’accepte pas comme un « dogme ». Cet acte d’indépendance philosophique n’est d’ailleurs pas isolé dans les Pensées (cf. supra IV, 16, en note) ; enfin, Sénèque lui-même (ad Lucilium, XXXVI, 9, et d’autres Stoïciens, à qui suffisait l’espoir de renaître un jour tout entiers de la conflagration universelle