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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

mangeons et que mangent chaque jour les autres animaux. Quelle quantité d’êtres vivants disparaît ainsi, comme ensevelie dans le corps de ceux qui s’en nourrissent ! Et cependant ils y trouvent assez de place[1], grâce à leur transformation en sang, à leur métamorphose en vapeur ou en matière ignée.

Qui nous donne la vérité dans l’hypothèse susdite[2] ? La division en matière et en principe efficient [et formel][3].

    incohérente ? Avant d’écrire le mot « glose » en marge de cette ligne, on aurait encore la ressource de la reporter un peu plus bas. Mais je crois que le texte, tel qu’il est, peut s’expliquer : En rejetant hors de sa démonstration par analogie un témoignage qui la confirme, Marc-Aurèle a moins voulu ajouter qu’opposer cette comparaison à la précédente ; et une idée nouvelle ressort pour nous de cette opposition. Aux corps ensevelis dans la terre commune il faut des années pour se dissoudre ; il suffit de quelques heures à ceux des animaux qui nous nourrissent : qui sait si la survivance de l’âme, qui n’est qu’hypothétique, qui, en tout cas, ne peut être que limitée, — et beaucoup plus qu’on ne le laisse espérer dans l’école, — ne serait pas d’une brièveté illusoire ? Dans ces conditions, en quoi la μετάστασις serait-elle pour l’homme plus avantageuse ou plus désirable que la σϐέσις ? Vaut-il mieux « s’éteindre » ou « s’embraser » ? ]

  1. ἡ χώρα αὔτη. — Le démonstratif αὔτη) se rapportant à χώρα n’est pas inutile, mais il serait plus utile encore d’avoir dans la phrase le complément de δέχεται ; c’est pour cela que Gataker, peut-être avec raison, a mis αὐτὰ pour αὔτη).
  2. [Couat : « sur cette question. » — M. Couat traduit ainsi le texte traditionnel, ὲπὶ τούτου. « Cette question, » c’est celle qui a jusqu’alors dominé toute la pensée, celle qui se pose à la première ligne et que renouvelle de distance en distance, au cours de la réponse, le retour des mêmes expressions : au milieu de la pensée, ὲφ′ ύποθέσει τοῦ τὰς ψυχὰς διαμένειν, — et, dans la phrase même qui précède celle-ci, δέχεται ἡ χώρα. C’est bien « cette question » aussi que permet de résoudre « la division en matière et en principe efficient et formel », s’il est vrai, comme nous essayerons (dans la note suivante) de l’établir, que toute la théorie qui précède soit fondée sur cette division.

    Mais, comme on l’a vu (deux notes plus haut), « cette question » ne se pose, et la réponse qu’on y fait ne peut être « la vérité » que si la survivance de l’âme est hors de conteste. Il n’en est pas ainsi, et il est impossible que Marc-Aurèle ait oublié qu’il n’en était pas ainsi. La correction qu’implique la traduction ci-dessus — celle d’ὲπὶ τούτου en ὲπὶ τούτῳ, ou en ὲπὶ ταύτῃ), si l’on admet le déplacement de la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις — rappelle, comme il est nécessaire, au moment de la conclusion l’hypothèse initiale, et ne nous donne que comme une vérité relative la vérité de cette conclusion.]

  3. [Couat : « en matière et en forme. » — Le sens de ὔλη n’est pas douteux : il ne suffit pas cependant à déterminer celui de αἰτία. Car, outre les principes que Marc-Aurèle a parfois désignés par des noms spéciaux, comme la durée (χρόνος, cf. VIII, 7 ; IX, 25 ; XII, 18) et la fin (ἀναφορά, cf. XII, 10 et 18), il y en a encore au moins deux, la cause et la forme, que d’autres écoles opposent à la matière, et que le vocabulaire des Pensées ne semble pas distinguer. D’une part, aucun des noms (εἶδος, μορφή) par lesquels d’autres philosophes ont désigné la forme ne se rencontre dans les Pensées (si ce n’est dans des expressions usuelles comme κατ′ εἶδος : X, 30 ; ἐν εἶδει : XI, 20, où disparaît le sens philosophique) ; d’autre part, l’idée de cause (par exemple, VIII, 3 : αἰτία θεία ἀφ ἡς συμϐαίνει πᾶσι πάντα) y est très certainement exprimée par αἰτία ou des mots de même famille. Si Marc-Aurèle ne sépare pas, comme l’avait fait Aristote, la cause efficiente de la cause formelle, ce n’est pas, évidemment, parce que le vocabulaire lui fait défaut. Des deux, pour lui, c’est la cause formelle qui est intégrée dans la cause efficiente. Si, quand il est isolé, le mot αἰτία, dans ce livre, peut en général être suffisamment traduit par le mot : « cause, » il ne perd pas ce sens quand