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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

justice ou d’utilité générale[1], non parce que tu en attends de l’honneur ou du plaisir.

13

Possèdes-tu la raison ? — Je la possède. — Pourquoi donc ne t’en sers-tu pas ? Si elle remplit sa fonction, que veux-tu de plus ?

14

Tu es né partie du Tout[2]. Tu disparaîtras dans l’être qui t’a engendré, ou plutôt tu rentreras, à la suite d’un changement, dans sa raison séminale[3].

    continentiae, avait dit Cicéron, exactement de même. Pour Marc-Aurèle, les mots étaient ici groupés d’avance. L’expression λόγος τῆς δικαιοσύνης est normale, en effet, dans une phrase où, ne s’opposant point à λόγος ὀρθός, elle peut se traduire par « les règles de la justice » (VI, 50).

    Ainsi expliquée dans ses divers emplois, peut-être à son tour fera-t-elle paraître un peu moins étrange celle qui a provoqué cette longue note.]

  1. Le sens général de cette phrase n’est pas douteux, mais le texte en a été altéré. J’ai supprimé dans ma traduction les mots : « καὶ τὰ παραπλήσια τοιαῦτα μόνον εἶναι δεῖ, » qui ont tout l’air d’une glose.
  2. [Couat : « Tu as été introduit dans le monde comme une de ses parties. » — Cette traduction laisserait croire que nous venons d’ailleurs ; elle est en contradiction avec les mots : « tu rentreras. » — Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut écrivent ici : « Tu as subsisté. » — Subsister est la transcription en français plutôt que la traduction de ὑπέστης. Exister, que préfèrent plus loin les mêmes traducteurs (V, 13), est, en effet, plus exact, à condition toutefois qu’on fasse équivaloir le présent du verbe français au passé du verbe grec (ἐνυπέστην, j’existe). Mais, ce mot ne pouvant plus convenir aux morts, Pierron et ceux qui l’ont suivi sont obligés, dans la même phrase où ἐνυπέστην signifie : j’existe, de traduire ένυπέστησαν par : ils ont existé.]
  3. Var. : « Le système de sa création. » Autre var. : « son principe générateur. » — Des trois variantes, j’ai préféré l’expression la plus barbare, qui semble être chez les philosophes la traduction consacrée de σπερματικὸς λόγος. Du moins n’est-elle pas inexacte. Elle demande à être définie. Selon Zeller (III3, p. 159), il faut entendre par là la raison universelle, en tant que force de la nature qui agit et crée, que l’on considère le monde dans son ensemble ou les individus et les choses qui le constituent. Dans le feu primitif, il y avait le germe (σπέρμα) de toutes choses et la raison (λόγος) qui les en a tirées ; comme le monde ne cesse de se transformer, que son histoire continue, il porte toujours en lui, à quelque moment et en quelque état qu’on le considère, sa « raison séminale », autrement dit la loi de son évolution dans le germe du monde à venir.

    La raison séminale est, d’ailleurs, un principe irréductible, où la raison et la semence ne se séparent pas. Elle est dans tout germe, dans la semence de feu d’où est sorti ce vivant, le monde, dans un sperme animal, dans un grain de blé, comme une partie plus subtile, — πνεῦμα κατ′ οὐσἰαν, disait Chrysippe (dans Diogène Laerce, VII, 159), — mais c’est encore de la matière. Et l’on peut, dans tous les cas, dire d’elle et du germe ce que Posidonius (cité par Stobée, Ecl., I, 436) disait de la matière et de sa première détermination, l’individu (τό τε ποιὸν ἰδίως καὶ τὴν οὐσίαν) : « Ce n’est pas la même chose, et ce ne sont pas pourtant deux choses différentes ; ce n’est pas la même chose, voilà tout. En effet, l’une fait partie de l’autre et occupe le même lieu : deux relations qu’on ne trouve pas entre choses différentes. »

    De fait, c’est, avant tout, la raison séminale qui détermine la matière : il faut que