Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

s’il se trouve quelqu’un qui redresse ton jugement et te détourne d’une certaine opinion. Mais ces changements ne doivent jamais se produire que par l’effet d’une conviction de

    bien, grâce à eux, qu’il s’agit de notre raison : mais pourquoi ces génitifs ? Les mots ό τῆς βασιλεύων καὶ νομοθετῶν λόγος eussent, à ce qu’il semble, exprimé beaucoup plus simplement la même idée.

    Les grammairiens appellent appositif ou explicatif le génitif de cette espèce, qui se rencontre — rarement, il est vrai — chez les meilleurs auteurs grecs ou latins. En grec, il semble réservé aux infinitifs pris substantivement (ἡ ξύνοδος τοῦ πλησίον ἀλλήλων τεθῆναι, dit Platon dans le Phédon : 97, A ; autres exemples dans la Syntaxe de Kühner et Gerth, t. I, p. 264, 265). En latin, l’usage en est plus général (pro Murena, 10 : aliis virtutibus continentiae, gravitatis, justitiae, fidei, te consulatu dignum putavi ; — autres exemples dans la Syntaxe de Draeger, I2, p. 466–467), — et ce peut être ici un tour de sa langue maternelle que Marc-Aurèle a fait passer dans sa langue d’adoption. Le mot λόγος se prêtait sans doute mieux qu’un autre à une construction de cette nature.

    Il faut considérer, en effet, que la philosophie (et surtout le Stoïcisme) en a multiplié les emplois ; que, des deux sens fondamentaux de ce mot (discours, raison), elle a dû singulièrement développer et modifier le second. Λόγος sert à former deux séries d’expressions stoïciennes. Dans les unes, il garde rigoureusement le sens de raison, et il est qualifié dans cette acception par des épithètes parfois fort imprévues. Ce qui est plus remarquable dans toutes les expressions de cette série, c’est le rapport de l’adjectif au substantif : les divers aspects, les déterminations de plus en plus précises (cf. IV, 4) de la raison universelle nous sont présentés comme autant de raisons spéciales et différentes. Dans les Pensées, outre λόγος ὀρθός (III, 6, 12, etc.), la « raison droite », et aussi la raison nue, qui est une expression classique, ὁ προστακτικὸς… λόγος (IV, 4), « la raison qui nous commande, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle nous commande ; ὁ πολιτικὸς λόγος (IV, 29), « la raison qui fonde la cité, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle fonde la cité ; ὁ σπερματικὸς λόγος (IV, 14), « la raison séminale, » c’est-à-dire la raison en tant qu’elle organise le germe vivant et en détermine l’évolution, appartiennent à cette série. — Dans un autre groupe d’expressions, où le déterminant est un génitif, comme ὁ λόγος τῆς παρασκευῆς (IV, 5), « le plan, » ou la loi, ou la logique, bref le développement rationnel « de notre constitution » ; ὁ λόγος τῆς τέκνης (VI, 35), « les règles fondamentales, » c’est-à-dire le fond rationnel « d’un art » ; ὁ λόγος τῆς φύσεως (VI, 58), « les lois de notre nature » ou « de la nature universelle », c’est-à-dire la raison qu’elles manifestent ; ὁ λόγος τῆς πόλεως (II, 16), « la loi, » c’est-à-dire la raison « établie dans la cité » sous le nom de loi (texte qui réunit les deux mots λόγῳ καὶ θεσμῷ), — il semble naturel de donner au mot λόγος un sens dérivé (plan, règles, loi). À ce compte, ce n’est pas dans un dictionnaire grec qu’on trouverait le plus sûrement les acceptions dernières de λόγος, mais dans un dictionnaire latin, à l’article ratio. J’ai, d’ailleurs, essayé pour les exemples qui précèdent de rattacher le sens dérivé au sens primitif. On pourrait dire en général, pour justifier la traduction de λόγος par « loi », que la raison est impérative et active (supra IV, 4), et rappeler la définition que Marc-Aurèle lui-même (infra VII, 9) donne de la loi : λόγος κοινὸς πάντων τῶν νοερῶν ζῴων.

    En somme, qu’on parle de telle « raison séminale » ou des « lois de notre nature », c’est toujours un aspect de la raison universelle qu’on envisage. Il arrive que la même idée puisse s’exprimer à la fois dans les deux séries. Il est évident qu’en fin de compte il n’y a nulle différence de sens entre ὁ πολιτικὸς λόγος et ὁ λόγος τῆς πόλεως, qui pourtant ne s’expliquent pas de même. De tels exemples ont dû aider à la confusion des deux tours, en des cas où elle était moins aisée à justifier. Ainsi, lorsque Marc-Aurèle assimile (XI, 1) à la raison droite (λόγος ὀρθός) la raison qui commande sous le nom de justice (λόγος τῆς δικαιοσύνης), on ne peut supposer, sans mettre un jeu de mots assez vain en cette pensée profonde, que l’auteur ait fait varier, à une ligne d’intervalle, le sens de λόγος : on peut soutenir, au contraire, que le génitif τῆς δικαιοσύνης représente ici l’adjectif qui devait répondre à ὀρθός et qui a fait défaut à Marc-Aurèle ; en d’autres termes, que ce génitif est explicatif ou appositif. Virtus