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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

instincts et ses mouvements[1], à la raison les jugements[2]. Recevoir les représentations par empreinte[3], même le bétail en est capable ; être tiré en sens divers par l’instinct est aussi un privilège des bêtes fauves[4], des androgynes, d’un Phalaris, d’un Néron ; accomplir sous la conduite de la raison l’acte qu’on juge convenable[5] n’est étranger ni à ceux qui ne

  1. [Couat : « tendances. » Var. : « Impulsions Instinctives, » — À vrai dire, il n’y a pas en français de traduction littérale du mot ὁρμή. Stobée (Ecl., II, 160) le définit : φορὰ ψυχῆς ὲπί τι. Quelques lignes plus loin, il oppose l’ὁρμὴ des êtres raisonnables à celle des êtres sans raison, et parmi les variétés de la première, il compte la volonté (βούλησις) et la volonté réfléchie (αἵρεσις) ; il dit aussi qu’on appelle ὁρμαὶ en particulier les tendances (ἒξις ὀρμητική) et les désirs (ὅρουσις ?). Le sens du mot est donc très étendu : il désigne à la fois, si l’on excepte la sensation, tous les faits affectifs et de volonté ; et la définition très générale qu’en donne Stobée : « un mouvement (ou un élan ?) de l’âme vers un objet » serait inexacte si elle était plus précise.

    En soi, l’ὁρμὴ n’est donc point mauvaise. Sa qualité dépend de la nature du jugement qu’elle implique. C’est ainsi que l’ὁρμὴ que provoque un jugement irréfléchi peut être une passion (πάθος) : ἐν εἴδει τὸ πάθος τῆς ὁρμῆς ἐστι, dit Zénon dans Stobée (Ecl., II, 164). Car, bien que déraisonnable (πάθος δ′ εὶναί φασιν ὁρμὴν πλεονάζουσαν καὶ ἀπειθῆ τῷ αίροῦντι λόγῳ ἢ κίνησιν ψυχῆς παρὰ φύσιν, continue Stobée), la passion n’en est pas moins en nous une œuvre du principe directeur (cf. deux notes plus haut et IV, 22, en note) : aussi n’appartient-elle qu’à l’homme. Il y aurait donc finalement au moins trois grands types d’όρμαί : celles des bêtes ; celles des « égarés » (VI, 22), ou de ceux dont la raison se tourne contre elle-même ; celles de l’homme de bien, dont l’âme n’a que des mouvements conformes à sa nature, et dont la « vertu consiste en l’absence de passions » (Pseudo-Plutarque, Vie d’Homère, 134).]

  2. [Var. : « les croyances réfléchies. » — Voir la note finale.]
  3. [Couat : « recevoir les empreintes des choses par la perception. » — Je dois à M. Hamelin la traduction que j’ai admise. — Les mots τυποῦσθαι φανταστικῶς (qu’on retrouvera plus bas, VI, 16) rappellent la définition que cite Plutarque (comm. not., 47), sans doute d’après Cléanthe ou Zénon : φαντασίς τύπωσις ἐν ψυχῆ. L’âme, ou plutôt le principe directeur (infra V, 26, 6e note ; XI, 20, note finale), est comparée à une cire molle où la sensation s’imprime comme un sceau. Malgré la critique de Chrysippe (Sextus Empiricus, adv. Mathem. VII, 229 : le débat est résumé dans Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 72, note 4), cette métaphore trop précise, qui ne permet pas de comprendre que l’âme puisse recevoir deux ou plusieurs impressions à la fois, avait survécu et gardé faveur parmi les Stoïciens. Le mot plus abstrait et plus exact, ἑτεροίωσις, que Chrysippe avait substitué à τύπωσις, et qui rappelle, d’ailleurs, l’ἀλλοίωσις d’Aristote, n’est employé qu’une fois dans les Pensées (IV, 39), où il s’applique au corps et aux antécédents physiologiques de la représentation.

    Juste ou non, la métaphore de Zénon et de Marc-Aurèle sépare nettement la représentation de la sensation. L’une est l’empreinte, l’autre le cachet. C’est l’entendement qui reçoit la représentation, c’est du corps qu’elle lui vient. Autrement dit, l’explication de la φαντασία que contiennent les mots τυποῦσθαι φανταστικῶς, la rattache à l’αἴσθησις comme un effet à sa cause : mais la proposition voisine σώματος αἰσθήρεις la situe en un monde différent]

  4. [Couat : « appartient même à la brute ; être tiré en sens divers par l’instinct est aussi un privilège des bêtes. » — Cette traduction, qui n’est conforme ni à l’étymologie ni à l’usage des mots, a été désavouée, en quelque sorte, par M. Couat, dans les autres passages où il a retrouvé (IV, 28 ; VI, 16) les βοσκήματα en face des θηρία. Là, il a écrit « animaux domestiques et animaux sauvages », ou bien « bestial » pour βοσκηματῶδες, et « sauvage » pour θηριῶδες.]
  5. [Je choisis ici la seconde version de M. Couat, qui suit le texte traditionnel : je me suis borné à y corriger « intelligence » en « raison ». La phrase ainsi traduite — τὸ… τὸν νοῦν ἡγεμόνα ἔχειν ἐμὶ τὰ φαινόμενα καθήκοντα — a été reportée par Gataker quatre lignes plus loin, après la proposition τὸ ἰδιόν ἐστι τοῦ ἀγαθοῦ. Dans la note