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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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Cultive en toi la faculté de juger[1]. C’est le point essentiel, si tu ne veux plus que le principe qui te dirige admette un jugement[2] en désaccord avec la nature et avec la constitution de l’être raisonnable. Or cette constitution suppose qu’on ne précipite pas son jugement, qu’on s’accommode avec les hommes et qu’on obéit aux Dieux[3].

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Mets donc de côté tout le reste et tiens-t’en seulement à ces quelques points. Rappelle-toi en outre que chacun ne vit que le moment présent, qui est imperceptible ; tout le reste ou a été vécu ou est dans l’inconnu. Petit est donc l’instant que chacun vit, petit aussi ce coin de la terre où il vit, petite enfin la renommée la plus longue qu’on laisse après soi, et cette renommée se transmet par des hommes chétifs qui doivent bientôt mourir et qui ne se connaissent même pas eux-mêmes et ne connaissent certainement pas celui qui est mort autrefois[4].

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Aux préceptes déjà exposés ajoutez-en un encore : déterminer toujours et décrire l’objet de toute représentation qui s’offre[5] à l’esprit, afin de le voir à part et à nu, tel qu’il est

  1. [Var. : « de concevoir des opinions. » — Cette « faculté de juger » (ὑποληπτικὴ δύναμις) n’est autre que le « principe directeur » lui-même. Ailleurs, Marc-Aurèle l’a appelé τὸ καταληπτικόν, et d’autres Stoïciens τὸ διανοητικόν et τὸ λογιστικόν. Cf. infra IV, 22, et la note.]
  2. [Couat : « L’essentiel est que ton jugement cesse d’être dans ta raison… » — Jusqu’au dernier mot, cette traduction est littérale : dans celle que je lui substitue, le mot « admette » ne traduit qu’approximativement ἐγγένηται. J’ai fait pourtant la substitution, pour donner ici encore de ἡγεμονικὸν l’interprétation qu’on a admise partout ailleurs (cf. en effet supra II, 2, et la 2e note ; cf. pourtant infra IV, 22, en note), puis pour supprimer de la version française une répétition (« raison… raisonnable ») qui n’est pas dans le texte grec, enfin pour rendre plus sensible le rapport de cette pensée avec la première du livre IV, qui la complète, et où l’on rencontre une expression équivalente : « quand notre maître intérieur est d’accord avec la nature… »]
  3. [« Parere Deo libertas est » : cette obéissance est la liberté pour le Stoïcien. — Cf. infra des expressions synonymes : V, 27 : συζῆν θεοῖς ; VII, 67 : εὐπεθὴς θεῷ.]
  4. [Couat : « et qui ne connaissent ni eux-mêmes ni celui qui est mort autrefois. »]
  5. [Couat : « l’idée de toute chose qui se présente. » — Voir la 4e note de la pensée.]