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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

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N’honore jamais comme t’étant utile ce qui te forcerait à violer la parole donnée, à déserter l’honneur, à haïr, à soupçonner, à maudire, à feindre, à désirer quoi que ce soit que tu aies besoin de cacher derrière des murs ou des rideaux. Celui qui préfère à tout sa raison[1], son génie et la célébration des mystères de la vertu[2] de son génie, ne fait pas de tragédie[3], ne se lamente pas, n’a besoin ni de la solitude ni de la multitude ; il vivra, chose essentielle, sans chercher ni fuir la vie ; peu lui importe que son âme soit plus ou moins longtemps enfermée dans la prison du corps ; faut-il la quitter dès maintenant, il s’en ira sans déchirement, comme s’il accomplissait toute autre action conforme à l’honneur et à la bienséance ; pendant toute sa vie il ne s’est gardé que d’une chose : de s’égarer en des pensées étrangères à l’être raisonnable et sociable[4].

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Dans la pensée de l’homme qui s’est mortifié et purifié, il n’y a rien de gangrené, rien de souillé, rien qui suppure en dessous. Sa vie n’est jamais incomplète : quand le destin la lui prend à l’improviste, il ne ressemble pas à l’acteur tragique qui n’a pas encore achevé de jouer son drame jusqu’au bout. Rien en lui n’est servile ni affecté ; il n’est ni attaché à rien ni violemment séparé de rien ; il n’a à répondre de rien, à se cacher de rien.

  1. [Couat : « son intelligence. »]
  2. [Sur le sens de la « vertu » attribuée au « dieu intérieur », cf. supra p. 26, note 6 (rectifiée aux Addenda).]
  3. [Il ne s’agit peut-être pas simplement ici, comme traduit Pierron, de « lamentations tragiques ». Le mot ἀτραγῴδως désigne dans les Pensées la simplicité de manières d’Antonin (I, 16), ou oppose la mort tranquille du sage (XI, 3) au martyre théâtral des chrétiens. Il est donc possible que « la tragédie » (entendez : le manque de simplicité) s’oppose ici aux « lamentations » comme deux excès entre lesquels est la vertu, — comme l’amour de la solitude et celui de la foule, pour reprendre les mots mêmes de Marc-Aurèle.]
  4. [Couat : « c’est que sa pensée fût dans des dispositions qui ne conviendraient pas… » — Sur le sens de τροπή, cf. infra VII, 16, 2e note.]