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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

rapporter à l’utilité générale. Tu as autre chose à faire et tu t’en prives[1] en te préoccupant[2] de ce que fait un tel, et pourquoi, et de ce qu’il dit, et de ce qu’il pense, et de ce qu’il prépare, et de tout ce qui ne sert qu’à nous étourdir en nous détournant de veiller sur le principe qui nous dirige[3]. Il faut, dans l’enchaînement de tes représentations[4], éviter le caprice, la frivolité et surtout l’indiscrétion et la méchanceté ; il faut t’habituer à n’avoir dans l’esprit que des représentations[5] telles que si l’on te demandait soudain : « À quoi pensez-vous ? » tu puisses immédiatement répondre avec franchise : « À ceci ou à cela. » Ainsi l’on verrait clairement que tout en toi est simplicité, bienveillance, que tout y porte la marque d’un être sociable, éloigné des plaisirs ou même simplement des représentations[6] mensongères de la volupté, de la jalousie, de l’envie, du soupçon et de tout ce dont on rougirait de dire qu’on y pensait. Un homme d’un tel caractère, qui s’applique sans délai à être vertueux, est comme un prêtre et un ministre des Dieux ; il écoute le génie qui habite en lui-même et qui préserve l’homme de la souillure du plaisir, de la blessure des douleurs, du contact de toute insolence, du sentiment de toute méchanceté ; qui fait de lui l’athlète de la lutte la plus glorieuse, celle dont l’objet est d’être invulnérable aux passions, parce qu’il s’est profondément imbu de justice et que de toute son âme il accueille tout ce qui lui arrive et toute part qui lui est faite. Ce génie l’empêche enfin de s’occuper à tout propos, et sans nécessité pressante et d’intérêt général, de ce qu’un autre peut dire, faire ou penser[7]. Il n’accomplit d’autre action que celle qui lui est propre, et sans cesse médite sur le rôle qui lui est

  1. [Couat : « tu t’en priverais ; » et, en note : « Ἤτοι γὰρ ἄλλου ἔργου στέρῃ. Ce passage a été très discuté ; Gataker le modifie complètement. Boot change ἤτοι en ἤδη. Je crois que le texte des manuscrits est intelligible et doit être conservé. »]
  2. τουτέστι φανταζόμενος. — Τουτέστι est évidemment impropre, et je crois qu’il faut lire simplement τοῦτο.
  3. [Var. : « Notre volonté. » Autre var. : « Notre propre raison. » — Cf. infra VI, 8, et la note.]
  4. [Couat : « pensées. »]
  5. [Ibid.]
  6. [Couat : « pensées voluptueuses. » — Pour la distinction de φαντασία et de φάντασμα cf. infra III, 11, 4e note.]
  7. [Surtout de ce que cet autre peut faire contre lui, dire ou penser de lui : τί δ’ὲρεῖ τις ἢ ὑπολήψεται περὶ αὐτοῦ, ἢ πράξει κατ’αὐτοῦ, oὐδ’ εἰς νοῦν βάλλεται (X, 11).]