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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

ou ses impulsions n’ont aucun but, quand elle emploie son énergie au hasard et sans suite, tandis qu’il faudrait diriger nos actes les plus insignifiants en vue d’une fin. Or, la fin d’animaux raisonnables est de suivre la raison et la loi établies dans la cité par la plus antique des constitutions[1].

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Qu’est-ce que la durée de la vie de l’homme ? Un point. Sa substance ? Un écoulement. Sa sensibilité est confuse ; les parties qui composent son corps sont exposées à pourrir ; son âme est un tourbillon ; son destin[2] est obscur, la renommée incertaine. En résumé, tout est vain ; le corps est une eau qui coule ; l’âme un songe, une fumée ; la vie n’est qu’une guerre, un séjour en pays étranger ; la gloire posthume, c’est l’oubli. Qu’est-ce qui peut donc nous conduire dans ce voyage ? La philosophie seule. Elle consiste à conserver notre génie intérieur exempt de tout affront et de toute souillure, supérieur aux plaisirs et aux peines ; à ne rien faire au hasard, à ne jamais mentir ni feindre ; à ne dépendre en rien de ce que les autres peuvent faire ou ne pas faire. Il faut, en outre, accepter ce qui nous arrive, la part qui nous est attribuée comme venant d’où nous sommes venus nous-mêmes. Surtout il faut attendre la mort avec sérénité, comme n’étant pas autre chose que la dissolution des éléments dont chaque être vivant est composé. Et s’il n’y a rien d’extraordinaire pour chacun de ces éléments dans leurs perpétuelles métamorphoses, pourquoi verrait-on d’un mauvais œil la métamorphose et la dissolution de leur tout ? Elle a lieu conformément à la nature, et rien de ce qui est conforme à la nature n’est mauvais[3].

Écrit à Carnuntum.

  1. Toujours cette idée d’unité et d’harmonie, non pas futures, mais actuelles, éternelles, qui sont leur but à elles-mêmes et pour lesquelles l’homme doit tout faire. Tout ce qui tend à détruire cette harmonie est un mal, bien que ce mal lui-même, étant prévu à l’avance, en fasse partie. Colère, mensonge, irréflexion, autant de causes de désordre.
  2. [Couat : « le hasard. » — Sur le sens de τὐχη), cf. II, 3, dernière note. Le texte est d’ailleurs douteux, le meilleur manuscrit portant deux fois ψυχή), au lieu de ψυχή et τὐχη)… ou τὐχη et ψυχή.]
  3. Cette pensée, écrite à un moment décisif de la vie morale, est un sursum corda ; et c’est le dernier mot du Stoïcisme. Toute sa thèse repose sur un postulat, qui