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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

privés, car c’est le seul qu’ils possèdent, et ce que l’on ne possède point, on ne peut pas le perdre[1].

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« Que tout n’est qu’opinion. » La pensée du cynique[2] Monimos est évidente, et son utilité évidente aussi, pourvu que l’on en retire, dans la limite de ce qu’elle a de vrai, la leçon salutaire[3].

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L’âme humaine s’avilit[4], d’abord lorsqu’autant qu’il est en elle, elle sort comme un abcès du corps du monde[5] : s’impatienter contre quoi que ce soit qui arrive, c’est [en effet] sortir de la nature qui embrasse comme autant de parties d’elle-même toutes les natures particulières. En second lieu, quand elle se détourne d’un homme ou même se porte contre lui dans l’intention de lui nuire. Ainsi font les âmes des gens irascibles. Elle s’avilit en troisième lieu quand elle se laisse vaincre par le plaisir ou la douleur. En quatrième lieu, quand elle feint, quand ses actions ou ses paroles sont artificieuses et mensongères. Cinquièmement, quand ses actions

  1. Ici, Marc-Aurèle s’évertue à se prouver que la vie n’est rien. Il la décompose en ses instants, en oubliant la conscience qui les relie entre eux et nous les fait vivre tous à la fois. Ressemblance avec le Christianisme, perpétuelle exhortation à mépriser la vie. Mais ce dernier a une espérance ultérieure. Le Stoïcien accepte la vie et la quitte avec la même sérénité. Mais pourquoi est-elle ? Il ne s’en préoccupe pas. — [« Nous sommes nés pour l’action en commun » (II, 1). — Le stoïcisme ne se préoccupe pas des limites de la vie humaine, parce que l’homme n’est pas indépendant du monde, vivant éternel et unique ; et il n’a pas à rendre compte de la vie, puisque la vie, pour lui, c’est l’absolu.]
  2. [Conjecture de Reiske.]
  3. Dans le monde des phénomènes gouverné par une Providence, où tout est toujours la même chose et où la vie de l’homme, phénomène comme les autres, ne compte pour rien, à quoi servent la raison, la sagesse, le bien, sinon à se montrer ? — [Ils font la beauté du monde ; ce ne sont pas des « opinions ». — La « leçon salutaire » que renferme la pensée de Monimos, c’est Marc-Aurèle lui-même qui la tire au livre IV (§ 7). — Ce qui est excessif, c’est-à-dire faux en elle, c’est le mot « tout ».]
  4. [Var. : « se déshonore. » Elle s’avilit au point de se faire esclave. On sait que la liberté pour un stoïcien, c’est seulement la liberté de la raison.]
  5. [Couat : « elle se retranche de l’univers et en devient comme une excroissance. » — Il y a dans le texte grec deux mots synonymes : ἀπόστημα καὶ φῦμα, qui auraient pu être traduits par : un apostume et une excroissance. Mais il y a aussi dans le texte grec un jeu de mots entre ἀπόστημα et ἀπόστασις, qu’on aurait pu conserver en latin (abscessus, abscedere), mais qui ne peut passer aussi aisément en français. Or, il se trouve que la suite du sens est surtout dans ce jeu de mots. Une allitération comme celle que je hasarde plus bas (IV, 29 et la note) pour représenter en français la même rencontre (abcès, sécession) n’est utile et possible que lorsque les deux mots sont voisins. J’ai joué ici sur le sens du verbe « sortir » ; dans cette traduction le jeu de mots de Marc-Aurèle paraîtra sans doute bien atténué : j’en ai gardé ce que j’ai pu.]