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APPENDICE

(Ecl. II, 158) nous ont rapporté les théories morales. Selon eux, il est vrai que le mot καθῆκον a un sens très large, qu’il y a un καθῆκον même pour les animaux et les plantes, que la classe des καθήκοντα, comme dit M. Couat, comprend bien des degrés. C’est dans Stobée qu’on trouve la distinction des καθήκοντα moyens (μέσα), comme le mariage, la vieillesse on l’éloquence, et des κατορθώματα, ou καθήκοντα parfaits (τέλεια) : ces derniers seuls, qui désignent les devoirs, tels que les accomplit le sage, en connaissance de cause et en conformité avec la raison droite, seraient tous égaux entre eux, comme les fautes. — Mais Marc-Aurèle n’a pas eu à faire cette distinction. Dans les Pensées on ne rencontrera aucune des périphrases τέλεια ou μέσα καθήκοντα, ni le mot κατόρθωμα, pas même à l’endroit (III, 12) où il paraît exactement défini. Est-ce parce que καθῆκον est un terme de la morale pratique, la seule à laquelle semble s’être intéressé Marc-Aurèle, et κατόρθωμα un terme de la morale du sage, homme rare et divin ?

Admettons donc que, pour Marc-Aurèle, τὸ καθήκον, comme son ordinaire synonyme πρέπον (infra VII, 13, note finale), ne signifie que « le devoir ». Il n’en est pas moins permis de faire une notable différence entre τὰ καθήκοντα et τὰ φαινόμενα καθήκοντα. Je demande : Est-ce ici Marc-Aurèle qui parle en son nom ? Ne sont-ce pas plutôt les athées, les traîtres, les pires débauchés qu’il fait parler ? Il est sûr que les mêmes mots ne doivent point avoir pour ces hommes la même valeur que pour lui, encore qu’ils en puissent donner, eux et lui, la même définition. « Les Stoïciens appelaient καθῆκον l’acte qui se justifie comme fondé en raison, » ὂ πραχθὲν εὔλογον ἴσχει ὰπολογισμόν (Diogène, VII, 107) : or, on ne peut douter que les athées ou les traîtres ne trouvent toujours de bonnes raisons pour rendre compte de leur conduite. Plus haut (III, 6, fin), Marc-Aurèle a dû s’expliquer sur le mot συμφέρον : or, il est possible d’équivoquer sur καθῆκον tout aussi bien que sur συμφέρον.

Si, malgré ces explications, — dont le grand tort est sans doute d’avoir été nécessaires, — on se rallie au texte de Gataker pour conserver à καθῆκον le sens strict de « devoir », il n’est pas douteux qu’il faille ici traduire νοῦς par « raison » plutôt que par « intelligence ». Car c’est la « raison » qui dicte le devoir. Mais même ceux qui respectent le texte traditionnel ne sauraient interpréter autrement le mot νοῦς, à cause de l’axiome νοῦ δόγματα. Il se peut qu’il y ait des traîtres et des athées, que nous nous trompions, que nos « jugements » (δόγματα) aient besoin d’être redressés (cf. VIII, 47 : διορθῶσαι τὸ δόγμα, — IX, 29 : μεταϐἁλλειν τὸ δόγμα) ; mais il y a, d’autre part, de ces jugements sûrs qui règlent la conduite, les « principes » ou les « maximes » (supra II, 3 ; III, 13 ; infra IV, 16 ; VII, 2, etc.) qu’à l’imitation de Juvénal (XIII, 121 : stoïca dogmata) on peut, en français comme en latin et en grec, appeler « les dogmes » ; or, pour peu qu’on pense aux dogmes (et comment n’y pas penser lorsqu’on lit le mot δόγματα ?), dira-t-on que c’est de l’« intelligence » ou de la « raison » que nous viennent tous nos jugements ?]


IV, 21, 1re note (page 60, note 4) :


4. [Couat : « Si les âmes ne périssent pas. » — Cette traduction était déjà celle de Pierron. Prise dans son sens usuel et chrétien, une telle expression ne peut manquer d’éveiller l’idée d’une âme immortelle, gardant à jamais dans une autre vie son identité et la conscience de son identité. Or, pour les Stoïciens, l’âme est matérielle, et la somme de matière invariable dans le monde fini ; d’où il suit que la multiplication et la persistance des âmes doivent être limitées ; sinon, l’univers finirait par n’être plus qu’une somme d’âmes, et son histoire se bornerait là. Tôt ou tard, fût-ce à la sortie du corps, fût-ce au jour de l’embrasement universel, il fallait donc que chaque âme, sans être anéantie cependant (car rien ne disparaît dans le non-être : οὐδὲν εἰς τὸ μὴ ὸν ἀπέρχεται : IV, 4 ; ou φθείρεται : V, 13), trouvât, pour ainsi parler, un emploi nouveau, — bref, subit un changement, où sombrât son identité. Distinct pour la plupart des Stoïciens de la mort de l’homme, qui n’est que la séparation des deux principes qui le composent, ce changement (μεταϐολὴ ou ἀλλοίωσις) sera vraiment la mort de l’âme : λεγέσθω δὲ φθείρεσθαι σημαντικῶς τοῦ ἀλλοιοῦσθαι (X, 7).

La présente pensée est une théorie de la survie et de la mort de l’âme. Le composé διαμένειν, qui exprime ici l’état de l’âme survivante, y reçoit donc une tout autre signification que le simple μένειν à la pensée VIII, 18, qui commence ainsi : « Ce qui est mort (τὸ ἀποθανὸν) ne tombe pas hors du monde. S’il y demeure (εἰ ὦδε μένει), c’est