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même, et qui me charmait par sa déférence et sa tendresse. Mes enfants n’ont été ni dépourvus d’intelligence ni contrefaits. Je n’ai pas fait de trop rapides progrès dans la rhétorique, la composition poétique et d’autres exercices auxquels je me serais peut-être attaché, si j’avais senti que j’y réussissais bien. Je me suis hâté d’assurer à mes parents[1] les honneurs qu’ils paraissaient désirer, et je ne les ai pas laissés languir dans l’espérance que, puisqu’ils étaient encore jeunes, je le ferais plus tard. C’est aussi grâce aux Dieux que j’ai connu Apollonius, Rusticus, Maximus. Je me suis fait, en les connaissant, une idée claire et répétée[2] de ce que c’est que vivre conformément à la nature, et, autant que cela dépendait des Dieux, de leurs dons, des conceptions et des inspirations[3] qui me venaient d’eux, rien ne m’a dès lors empêché de vivre conformément à la nature. Si j’y ai manqué en quelque chose, c’est par ma propre faute, c’est pour n’avoir pas observé les recommandations, et pour ainsi dire l’enseignement des Dieux. C’est grâce à eux que mon corps a résisté si longtemps à la vie que je mène, que je n’ai touché ni à Bénédicta ni à Theodotus, et que, saisi tard par les passions de l’amour, je m’en suis guéri. J’ai été parfois irrité contre Rusticus, mais je ne suis jamais allé jusqu’à des actes dont je me serais repenti. Ma mère, qui devait mourir jeune,

  1. [Plus haut (§ 5), le mot τροφεὺς était traduit par : « gouverneur. »]
  2. [Ces mots traduisent littéralement l’expression grecque : φαντασθῆναι ἐναργῶς καὶ πολλακίς, laquelle ne paraît pas apportée de l’école. Dans l’école, on appelait « expérience » (ἐμπειρία) le retour fréquent de la même représentation (φαντασθῆναι πολλακίς). De même, la périphrase φαντασθῆναι ἐναργῶς pourrait bien être la traduction en langue courante de la κατάληψις des Stoïciens, si du moins on veut s’en tenir à la définition qu’en donne Cicéron (Acad. I, xi, 41) : «Zeno… visis (φαντασίαις)… adjungebat fidem… iis solum, quae propriam quandam haberent declarationem (ἐναργῶς) earum rerum quae viderentur ; id autem visum… cum acceptum jam et adprobatum esset (on appelait συγκατάθεσις cet assentiment), comprehensionem appellabat. » — Le mot κατάληψις ne se rencontre qu’une fois dans les Pensées (VI, 30), en un passage où il est difficile de distinguer l’acception philosophique du sens vulgaire. On remarquera que Marc-Aurèle a évité l’usage de certains termes trop spécialement stoïciens (par exemple : φαντασία καταληπτική, κατόρθωμα, ἀσώματα, ἀποπροηγμένα, κ. τ. λ., bien que l’occasion ne lui ait pas manqué de les employer. — Sur certaines questions, on le verra se séparer de l’école, ou hésiter à répondre et avouer franchement ses doutes (infra, II, 10 ; IV, 21, etc.). On voit ici que sa façon de parler — ou, plus proprement, sa terminologie — n’est pas moins indépendante que sa pensée.]
  3. [M.Couat traduit ainsi l’ingénieuse conjecture de Casaubon: ἐπιπνοίαις. — À vrai dire, il était difficile de saisir une différence de sens réelle et nette entre συλλήψεσι et ἐπινοίαις.]