Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
195
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

Considère-le, abstraction faite de la matière. Suppute ensuite

    des Catégories d’Aristote, définissent ainsi dans les êtres corporels la catégorie de la ποιότης : c’est ce qui distingue toute matière, mais n’existe pas en soi et indépendamment de cette matière. Elle se ramène à l’unité du concept d’une propriété, et n’est spécifiée ni par son intensité ni par sa durée, mais par le fait que la matière est ce qu’elle est, et que l’individu que la ποιότης détermine a été formé ainsi. » Simplicius ne manque pas de relever « l’étrangeté d’une définition qui refuse à la ποιότης toute réalité indépendante, et n’en fait qu’une pure abstraction », et d’y opposer la proposition de Plotin (Ennéades, VI, I, 10, p. 575) qui ramène la « détermination » à la « force » : ὤστε εἵη ἃν ἡ ποιότης δύναμις προστιθεῖσα ταῖς σὐσίαις μεθ΄ ἑαυτὰς τὸ ποιαῖς εἶναι. Or, pour Marc-Aurèle, les deux notions de la « force » et du « principe efficient » sont connexes (cf. infra X, 26 et les notes) ; d’ailleurs, le nom même de ce que nous appelons la « cause » donné (nous verrons — IX, 31, 2e note — par quel détour de sens) au principe efficient interne exprime clairement la réalité de chacun de ces deux termes, opposés et solidaires comme la cause et l’effet : le principe efficient et la matière inerte. Parce que la définition conservée par Simplicius ne sépare pas de l’ὕλη, la ποιότης, parce qu’elle rapporte celle-ci à celle-là, mais ne les oppose pas l’une à l’autre, parce qu’elle nous donne enfin la ποιότης pour un pur concept, dirons-nous donc que cette notion et celle que Marc-Aurèle exprime par les mots αἰτία, αἴτίον, αἰτιῶδες sont contradictoires ? Simplicius eût trouvé la définition moins « étrange » (ἀτοπώτερον), s’il se fût rappelé une autre assertion des Stoïciens, qu’il avait rapportée lui-même quelques pages plus haut, et peut-être empruntée au même endroit ; ce sera le second texte que j’ai annoncé. Là (dans Brandis, l. l., t. IV, p. 67 a, ligne 6), Simplicius, après avoir dit que pour les Stoiciens la ποιότης d’un être corporel est toujours corporelle, observe que les philosophes se sont partagés sur l’explication de celle-ci, les uns soutenant qu’elle est non seulement le principe efficient des êtres et de leur individualité distinctive (τοῦ ποιοῖς εἶναι), mais qu’elle se détermine elle-même à les déterminer ainsi (οὓτως δὲ καὶ αὑταῖς τοῦ εἶναι τοιαύταις τὴν αἰτίαν ἐπιφέρουσιν, αὐτοσὐστατοι οὖσαι καὶ εἰς ἑαυτὰς ἐνεργοῦσαι), — les autres qu’elle dépend elle-même d’un autre principe (αἰτία), et celui-ci d’un troisième, et ainsi de suite à l’infini. La première de ces explications, qui affirme l’immanence de la cause, est panthéistique, donc stoïcienne : et l’on y peut voir les notions de l’αἰτία et de la ποιότης si étroitement unies que le nom de l’une y sert à expliquer l’autre. Il est naturel, en effet, que le principe qui organise ou qui maintient soit le même qui définisse. Si, dans le dernier texte que je viens de rappeler, la ποιότης paraît être confondue avec ce principe même et douée d’une activité ou d’une puissance propre, au lieu d’être donnée seulement pour le concept de cette activité, c’est par un abus de langage dont j’aurai à rendre compte. Mais on peut fort aisément corriger cet abus et restituer ainsi une définition moyenne où se concilient les deux que nous a conservées Simplicius, sans en avoir aperçu la parenté. On arriverait à peu près au même résultat en se bornant à changer dans la traduction de l’autre texte « matière » en « principe efficient », et « individu » en « principe efficient de l’individu ». Ces substitutions sembleront légitimes a quiconque aura pris le mot « matière » (οὐσίας) dans son acception la plus large, et se souviendra que pour les Stoïciens le principe efficient lui aussi est matériel. Elles permettront de préciser la nature et la portée de la définition encore toute logique que Simplicius a trouvée étrange pour s’être trop pressé d’identifier une catégorie avec un principe métaphysique : Le moment de la doctrine où elle trouve sa place est antérieur à toute spéculation métaphysique. — Mais lorsque Marc-Aurèle réunit les mots ποιότης τοῦ αἰτίου, ce moment est passé : αἰτίου l’atteste. La définition de la ποιότης que l’on pourrait déduire de cette syntaxe est précisément celle qui fait transition entre les deux que rapporte Simplicius : Marc-Aurèle, en effet, a su garder ici au mot ποιότης son acception propre et première. Non seulement il a séparé, conformément à la définition fondamentale, les deux notions de la détermination et de la durée ; mais le mot ποιότης, ici comme plus haut (VI, 3), n’exprime rien de plus qu’une abstraction, dont toute la réalité est dans son substrat, l’αἲτιον, et dans l’esprit qui la conçoit. Je serais même presque tenté de considérer ici l’expression ποιότης τοῦ αἰτίου comme équivalente à une phrase où pourrait disparaître le mot ποιότης, par exemple à ποῖόν ἐστι τὸ αἲτιον.