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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

s’appelle aussi vérité ; elle est la cause première de tout ce qui est vrai. Celui qui ment avec intention est donc impie, en tant que c’est une injustice de tromper ; celui qui ment sans le savoir l’est aussi, en tant qu’il se met en désaccord avec la nature universelle et qu’il dérange le monde en entrant en lutte avec la nature du monde. Il lui fait la guerre, en effet, en se portant, même involontairement, vers ce qui est contraire à la vérité. Il a négligé les moyens[1] qu’il avait reçus de la nature de distinguer le faux du vrai, au point qu’il n’en est plus capable.

Impie aussi celui qui poursuit le plaisir comme un bien et qui fuit la douleur comme un mal. Celui-là, en effet, ne peut manquer d’accuser souvent[2] la nature [commune] de répartir injustement ses dons entre les bons et les méchants, parce que les méchants vivent souvent dans le plaisir et possèdent ce qui le procure, tandis que les bons vivent dans la douleur et sont exposés à ce qui la fait naître. En outre, celui qui craint la douleur craindra, sans doute, ce qui survient dans le monde ; or, c’est là une impiété. D’autre part, celui qui poursuit les plaisirs ne s’abstiendra pas de commettre l’injustice ; voilà encore une incontestable impiété. Ceux qui veulent suivre la nature doivent donc, d’accord avec elle, être prêts également à ce qu’elle admet également, car elle n’aurait pas créé les biens et les maux si elle ne les admettait également. Ainsi donc, celui qui n’est pas également prêt à la douleur et au plaisir, à la mort et à la vie, à la gloire et à l’obscurité, que la nature admet également[3], celui-là est évidemment

  1. [D’après Stobée (Ecl., II, 162), les Stoïciens entendaient par ἀφορμὴ, le contraire de l’ὁρμή, c’est-à-dire un « mouvement de l’âme qui se détourne d’un objet ». Mais ils ont en même temps conservé l’acception usuelle et classique du mot, le sens que M. Couat lui donne ici. Sauf peut-être en un passage (XII, 17), où ἀφορμὴ n’est restitué que par conjecture, Marc-Aurèle désigne toujours ainsi (IX, 42 ; X, 12) les « moyens » de savoir la vérité ou de se conduire suivant la justice. Cf. aussi Épictète (Diss. IV, 1, 51) : ἔχεις ἀφορμὰς τῆς φύσεως πρὸς εὕρεσιν τῆς ἀληθείας.

    Les « moyens » de connaissance que Marc-Aurèle appelle ici ἀφορμαὶ sont surtout la raison et le pouvoir de suspendre son jugement. Il faut, sans doute, y joindre certaines croyances innées et communes à tous les hommes, dont le consentement universel suffit, pour les Stoïciens, à garantir la certitude, les κοιναὶ ἔννοιαι ou προλήψεις (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 74) : ici le verbe προειλήφει en rappelle au moins le nom.]

  2. [Cf. supra VI, 16.]
  3. [Cf. supra II, 11.]