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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

le nom d’ἀκτῖνες[1], du verbe ἐκτείνεσθάι (s’étendre). Ce qu’est un rayon, tu peux t’en assurer en regardant la lumière du soleil qui pénètre par une étroite ouverture dans une chambre noire ; elle se dirige en ligne droite[2] et va pour ainsi dire s’appuyer[3] sur le corps solide qu’elle rencontre et qui intercepte le passage de l’air situé de l’autre côté ; là, elle s’arrête, sans glisser, sans tomber. Ainsi doit s’épancher et se répandre la pensée[4], sans se laisser couler, mais en se tendant ; ainsi elle doit peser sur les obstacles qu’elle rencontre, sans violence, sans emportement ; il ne faut pas qu’elle tombe, mais qu’elle se tienne droite, éclairant l’objet qui la reçoit. Ce qui refuse de la réfléchir[5] se prive de sa lumière.

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Celui qui craint la mort craint ou de ne plus sentir ou de sentir autrement. Mais si l’on cesse de sentir, on ne doit plus sentir aucun mal ; si l’on acquiert une autre sensibilité, on devient un autre animal[6], et l’on ne cesse pas de vivre.

  1. [Il est à peine utile de relever l’invraisemblance de cette étymologie.]
  2. γίνεται κατ´ εὐθὺ n’est pas clair ; τείνεται, proposé par Coraï, vaut mieux.
  3. Le substantif ἐπέρεισις, qui se trouve plus loin dans le second terme de la comparaison, justifie la correction de Reiske, διερείδεται, au lieu de διαιρεῖται.
  4. [Couat : « ta pensée. » — Voir la note suivante.]
  5. [Couat : « de la suivre. » — Je ne suis pas sûr du sens de cette dernière phrase. Cependant il me semble impossible de traduire παραπέμπειν par « suivre ». Les dictionnaires n’indiquent pas et le contexte n’impose pas cette acception du mot. Chez les meilleurs auteurs, ce verbe s’applique à la montagne qui renvoie un écho ; pourquoi n’exprimerait-il pas aussi la réflexion de la lumière ? Il est vrai que, dans les lignes qui précèdent, il s’agit moins d’un miroir que d’un écran. Faut-il donc, pour donner ici à παραπέμπω un sens qu’il a souvent, celui de « laisser passer », supprimer la négation du texte grec, comme le demande Coraï ? On traduirait alors ainsi la dernière phrase : « Ce qui laisse passer à côté de soi le rayon de la pensée se prive de sa lumière. »

    De toute manière, on n’aboutit qu’à une traduction en somme assez obscure. Elle s’éclaire, elle aussi, quand on rapproche l’article VIII, 54, de celui-ci. « S’unir par la pensée, » disait plus haut Marc-Aurèle, « à l’intelligence qui embrasse tout. » Il dirait ici : « Se laisser pénétrer par l’intelligence qui se répand partout, et la réfléchir comme un miroir. » Les deux textes s’accordent aisément. Je ne doute guère que τὸ παραπέμπον ne désigne ici la raison humaine, reflet de la raison divine. Un peu plus haut, à l’endroit où j’ai corrigé « ta pensée » en « la pensée » (je ne vois pas σου dans le texte grec), j’entends qu’il s’agit de toute pensée, de la nôtre aussi bien que de celle qu’elle réfléchit.]

  6. [Marc-Aurèle a toujours attribué, comme on l’a vu (supra III, 16, 2e note ; V, 26, avant-dernière note), la sensation au corps. À la fin de l’article III, 3, envisageant les mêmes hypothèses qu’ici, il écrit : « Si tu ne dois plus rien sentir, tu cesseras… d’être l’esclave du corps… » Ces divers passages nous donnent le sens des mots αἴσθησις ἑτεροίαν et ἀλλοῖον ζῷον ἔσῃ. Aux trois conceptions de notre destinée future entre lesquelles il se partage ordinairement : dissolution, extinction et déplacement (supra IV, 21, note finale ; VII, 32), Marc-Aurèle ajoute ici la métempsychose.]