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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

hommes ont vu et tu as vu toi-même combien tu étais loin de la philosophie. Te voilà confondu[1]. Il t’est difficile maintenant d’acquérir la réputation d’un philosophe ; les faits mêmes s’y opposent[2]. Si tu as bien reconnu ce qui est essentiel, laisse là tout souci de paraître ; qu’il te suffise de vivre le reste de ta vie comme le veut ta nature[3]. Réfléchis à ce qu’elle veut, et ne te

    directement à nous ; même de la concilier avec la doctrine d’un monde déterminé, où notre place et notre rôle sont fixés d’avance. Il est sûr que jamais la divinité ne saurait intervenir dans les affaires du monde pour en transgresser les lois et bouleverser l’ordre établi (c’est ce que signifient ici les mots ὰλόγιστα καὶ τὰ κυριώτατα) ; on peut même dire que Dieu ne s’intéresse à nous que parce qu’il s’occupe de l’univers dont nous faisons partie. Et néanmoins, en se réservant de redresser notre action ou ses suites et de nous faire coopérer, bon gré mal gré (VI, 42), à son œuvre, il a pu nous laisser (supra II, 11, note 2) la liberté de lui désobéir, c’est-à-dire de nous enchaîner (VII, 67, note finale). Ainsi, d’une part, nos écarts n’importent guère à sa Providence, qui les avait prévus, comme tout le reste : et c’est en ce sens qu’un Stoïcien peut dire dans Cicéron : magna Dii curant, parva negligunt (Nat. Deor., II, 66, 167) ; — d’autre part, Dieu peut nous donner ou nous rendre, et jamais il ne nous refusera, si nous voulons seulement le lui demander, le seul bien qui soit pour l’homme, une âme libre : et c’est cette idée qui justifie les actes de la piété humaine, les actions de grâces et même les prières, — du moins les prières « simples et libres », comme celle des Athéniens (supra V, 7 : voir la note rectifiée aux Addenda), — mieux encore, comme celle de Marc-Aurèle (infra IX, 40).

    Sur les rapports des Dieux et de l’homme dans le Stoïcisme, cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 163.]

  1. [Πέφυρσαι οὖν. M. Couat, qui a traduit plus haut (VI, 16) πεφύρθαι par « être troublé », est d’accord avec lui-même et se conforme, en somme, à l’usage du mot en écrivant ici : « Te voilà confondu. » Pourtant le passage reste douteux parce que le mot ὥστε qui introduit la phrase suivante établit entre elle et πέφυρσαι οὖν un rapport de conséquence. Est-ce donc parce que Marc-Aurèle est confondu qu’il doit renoncer à la réputation d’un philosophe ? Non ; mais parce qu’il s’est mis en état d’être confondu. Cette distinction semblera peut-être bien subtile ; il est pourtant certain que si, à côté de πέφυρσαι, on pouvait sous-entendre τὸν βίον, et traduire ce verbe par : « Il y a du mélange dans ta vie, » on assurerait plus aisément la liaison des phrases et la suite du sens.]
  2. [Couat : « la réalité s’y oppose. » — Plus loin (X, 31), ὑπόθεσις s’oppose à ὕλη, précisément, comme l’hypothèse ou la chimère à la réalité ; plus loin encore (XI, 7), le même mot désigne la « base » et par suite le « plan » et la « direction » d’une vie. Ce sont là des acceptions divergentes, mais également usuelles d’ὑπόθεσις : on ne les rattache l’une à l’autre qu’en recourant à l’étymologie, qui donne le sens premier. Or, c’est celui qui convient ici. Ὑπόθεσις (littéralement : « fondement » ou « base ») désigne ici « les faits » sur lesquels Marc-Aurèle devrait fonder sa prétention. J’ai dû écourter ci-dessus cette traduction littérale d’un seul mot.]
  3. εἰ κἃν τὸ λοιπὸν τοῦ βίου, ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει, βιώσειν.

    Cette phrase est évidemment altérée ; la conjonction εἰ gouverne un verbe à un mode personnel, qui est sans doute βιώσῃ, au lieu de βιώσειν. Il y a une autre incorrection dans la proposition ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει. L’idée est qu’il faut vivre conformément aux prescriptions de la nature. Si donc l’on conserve ὅσον δήποτε, qui se rapporterait à λοιπὸν τοῦ βίου et signifierait « le reste de ta vie, quelle qu’en soit la durée », il faut ajouter ὡς avant ἡ σὴ φύσις. C’est le texte qu’a adopté Gataker. Plus simplement encore, on peut changer ὅσον en ὡς ἂν et θέλει enθέλῃ. Les deux corrections sont plausibles, et le sens reste le même. [Mais la dernière, due à Coraï, est incontestablement la meilleure, étant non seulement la plus simple, mais tout à fait conforme aux tendances de la langue commune, qui employait très volontiers ὡς ἅν, et par là s’acheminait du ὡς des Attiques au σὰν des Grecs modernes.]