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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

action : tu ne la fais encore que parce que c’est bien[1], non parce que tu t’obliges tout le premier.

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Arrive ce qui voudra du dehors à ce qui peut en moi souffrir de ces attaques. Ces parties qui souffrent se plaindront si elles le veulent ; mais moi, si je ne juge pas que cet accident est un mal, je ne suis pas atteint. Or, je puis ne pas le juger.

    même sens ? Nous en trouverons une précisément au livre XI des Pensées, dans le cinquième des dix préceptes qui constituent l’article 18 ; bien que Reiske ait, en ce passage, corrigé, devant ἀποφαίνεσται, καταληπτικῶς en καταλεκτικῶς, la leçon des manuscrits n’est pas douteuse, étant garantie en quelque sorte par la correspondance du verbe καταλαμϐάνειν dans une proposition parallèle. — Or, des textes sûrs cités par Zeller (l. l.) nous apprennent que, pour les Stoïciens, καταληπτικὸς est plus significatif même qu’ἀληθής, et que le premier de ces deux adjectifs distingue parmi les représentations non seulement celles qui ne nous trompent pas, mais celles par lesquelles nous avons la certitude de n’être pas trompés. Dans toutes les locutions verbales que j’imagine, et dont deux au moins se rencontrent dans les Pensées, il est donc permis de traduire l’adverbe grec par les mots : « avec certitude et vérité. » C’est ce que je ferai à l’article XI, 18. Ici, je l’entends de même, si je ne puis pas exprimer de même ce que j’entends. La joie qu’on éprouve à bien faire est, nous dit Marc-Aurèle en un seul mot, une joie « légitime : et, de plus, on a conscience qu’elle l’est ». La fin de la pensée me semble garantir cette interprétation.]

  1. [Tous les traducteurs français de Marc-Aurèle, et parmi eux M. Couat (voir le début de la note précédente), écrivent ici « convenance » ou « bienséance » pour rendre le grec πρέπον. Or, le sens très ample qu’ont primitivement en grec πρέπειν et καθήκειν, et que déjà notre verbe français « convenir » ne retrouve pas tout entier, s’est tout autant restreint et déformé pour devenir ce qu’exprime ordinairement — surtout au pluriel, et en particulier dans les traductions de MM. Couat et Michaud — le mot « convenance », que pour aboutir à l’acception constante de καθῆκον dans les Pensées. Si, comme le reconnaît M. Couat (supra III, 16, note finale), καθῆκον pour Marc-Aurèle (au moins lorsqu’il parle en son nom) ne signifie jamais que le « devoir », et si πρέπον peut signifier « les convenances », l’intervalle de sens serait parfois si considérable entre καθῆκον et πρέπον qu’on pourrait presque les opposer dans une antithèse. Cela ne peut paraître vraisemblable à qui considère d’abord que, dans les Pensées, τὸ καθῆκον admet presque comme synonymes des mots qu’il n’est pas d’usage en grec de faire aller, comme τὸ πρέπον, de pair avec lui : τὸ οἰκεῖον (supra VI, 19), et τὸ ἐπιϐάλλον (supra VII, 7) ; ensuite, que personne, en d’autres passages (VI, 2 ; VI, 30), n’hésite à traduire πρέπον par devoir.

    Ici, — et c’est pour cela que je n’ai pas écrit ci-dessus le mot « devoir », — le contexte me semble marquer pourtant entre καθῆκον et πρέπον une légère nuance de sens et justifier une opinion que j’avais avancée précédemment (III, 16, note finale) : à savoir que καθῆκον a toujours pour Marc-Aurèle la valeur de κατόρθωμα. On se souvient peut-être (cf. ibid.) de la distinction que faisaient les Stoïciens entre les καθήκοντα moyens et les καθήκοντα parfaits, et de la définition du κατόρθωμα (rectum) que donne Cicéron (supra, 1re note du livre III) : ce serait un καθῆκον parfait ; et l’auteur latin ajoute une expression presque intraduisible en français : officium, quod… omnes numeros habet. Il me semble que la présente pensée nous indique précisément le dernier numerus (ἀριθμὸς συμπληρωτικός, dirait Marc-Aurèle) qui doit achever (ἀκριϐοῦν, III, 1) le καθῆκον (ou ἐπιϐάλλον, ou οἰκεῖον, ou πρέπον), et en faire ce que les Stoïciens appelaient le κατόρθωμα et qui, pour Marc-Aurèle, est simplement le seul et le vrai καθῆκον. Le « devoir » ne lui paraît vraiment digne de ce nom que s’il est accompli en connaissance de cause et avec la claire notion de sa raison d’être (cf. la note précédente).]