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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

absolument rien[1]. Comprends bien cette vérité, et tu es debout ; tu peux revivre. Recommence à voir les choses comme tu les voyais [autrefois][2] ; c’est là revivre.

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Vaines et pompeuses processions, spectacles représentés sur la scène, défilés de troupeaux grands et petits, combats singuliers, c’est un os que l’on jette aux chiens, de la nourriture qu’on lance aux poissons dans les viviers, ce sont des agitations de fourmis[3] traînant leur fardeau, des fuites de souris effarées, des marionnettes qu’un fil fait aller[4]. Assistes-y donc avec des dispositions bienveillantes, et sans te rengorger avec dédain. Mais sache que chacun vaut ce que valent les choses pour lesquelles il se passionne[5].

  1. [Couat : « n’existe pas pour ma pensée. » — Le mot « pour », qui semble répondre exactement au grec πρός, est, en réalité, de sens ambigu. Tout naturellement, la phrase du traducteur nous laisse entendre que « la pensée ne fait nul cas de ce qui est en dehors d’elle ». Or, en grec, la locution οὐδὲν εἷναί πρὸς… ne permet pas une telle équivoque ; elle marque ici le rapport réel, ou plutôt l’absence de tout rapport réel entre le monde extérieur et la pensée, non le jugement de la pensée sur les choses qu’elle veut ignorer. Ici, Marc-Aurèle ne fait que rééditer, sous une forme nouvelle, l’un de ses « dogmes » familiers : « Les choses extérieures ne touchent pas le moins du monde l’âme » (V, 19). Nous avons dit déjà (supra V, 19, voir aux Addenda ; VI, 11, note finale) dans quelles limites son dogme était valable : certes, le psychologue ne peut accepter sans réserves une proposition qui, prise à la lettre, ruinerait les fondements de toute connaissance ; même le moraliste est contraint d’observer qu’en fait il nous arrive souvent, et même malgré nous, d’être ébranlés par le choc des impressions sensibles, et de perdre le rythme « de notre vie morale ». Mais, en droit, le moraliste peut affirmer résolument cet axiome, dans lequel se résume la théorie de la liberté (infra XI, 20, note finale), et sur lequel, par suite, s’appuie toute la morale. Ici, d’ailleurs, Marc-Aurèle en a très nettement apprécié la portée en rappelant que tout jugement se tire des représentations ; quelque forme qu’il donne au dogme, il sera toujours aisé de le comprendre ainsi : « Les choses ne peuvent rien sur l’âme, que la solliciter à les connaître. »

    Son jugement étant toujours libre, et uniforme lorsqu’il est raisonnable, c’est-à-dire vraiment libre, il est certain que « les dogmes — et toute la morale — ne périssent pas ».]

  2. [Couat : « Revois les choses comme tu les voyais. » — Cet imparfait traduit littéralement l’imparfait grec ὡς ἑώρας : mais, au moins en français, il ne désigne pas assez précisément la portion du passé qu’il faut « revivre ». Cf. la fin de la pensée VI, 31, et la note qui la commente.]
  3. [Cf. Sénèque, de Tranq. an., 12 : Inconsultus illis vanusque cursus est ; qualis formicis per arbusta repentibus.]
  4. [Couat : « des contorsions de marionnettes. » — Le verbe νευροσπαστεῖν exprime ordinairement dans les Pensées l’action du désir ou de l’instinct (ὀρμὴ) qui nous mène aveuglément. Ici seulement, il est employé au sens propre. Il y avait quelque intérêt à en donner une traduction littérale : on n’en comprendra que mieux l’acception dérivée.]
  5. [Cf. supra V, 16.]