Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
113
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

perpétuel et de perpétuels changements[1] ; le cours ininterrompu du temps renouvelle toujours la durée infinie. Emportés par le fleuve sans pouvoir nous y arrêter jamais, est-il possible qu’un de nous s’attache à l’une de ces choses qui fuient le long des rives[2] ? C’est comme si nous nous mettions à aimer l’un de ces moineaux qui passent en volant auprès de nous ; déjà il a disparu loin de nos regards. Cette vie[3] même de chacun de nous n’est rien qu’exhalaison du sang et aspiration d’air. [Car] en quoi diffère de la simple aspiration et expiration de l’air, que nous recommençons à chaque instant, le fait de rendre une fois pour toutes, là où nous l’avons prise, cette faculté de respirer que nous avons reçue hier ou avant-hier, en naissant[4] ?

16

Ce n’est pas de transpirer comme les plantes qui a de la valeur, ni de respirer comme les animaux domestiques ou sauvages, ni de recevoir la représentation par empreinte[5], ni d’être tiré par le désir comme une marionnette, ni de se rassembler en troupeau, ni de se nourrir. Ces faits sont du même ordre que d’éliminer les produits de la digestion. Qu’est-ce qui a donc de la valeur ? Est-ce le bruit des applaudissements ? Nullement. Ce n’est donc pas non plus le bruit qu’on fait en parlant de nous, car les louanges de la multitude

  1. [Cf. supra II, 17 ; V, 13, note finale ; infra X, 7.]
  2. [Couat : « À quoi s’attacheront donc tous ceux qui sont emportés le long des rives de ce fleuve sans pouvoir s’y arrêter ? » — J’ai redoublé l’interrogation et lu τί ἂν τίς…… ; d’accord avec Pierron et M. Michaut, et, à ce qu’il me semble, avec le début même de la pensée, j’ai fait de τουτων τῶν παραθεόντων le régime de τί.]
  3. [Nous n’avons en français que le mot « vie » pour traduire à la fois βίος et ζωή. On ne saurait pourtant confondre les deux « vies ». Pour les Stoïciens, βίος ne désigne que celle de l’âme raisonnable (οί… ἀπὸ τῆς στοᾶς βίον λέγεσθαι ὑπολαμϐάνουσι καθ′ ἔν τι σημαινόμενον λογικῆς ζωῆς, Stobée, Ecl., II, 272) ; ζωὴ) semble être un terme générique. C’est le mot qui est employé ici. La définition de Marc-Aurèle, que nous retrouvons d’ailleurs dans le Pseudo-Plutarque (Vie d’Homère, 127 ; cf. supra V, 33, 3e note), confirme celle de Stobée. En effet, l’exhalaison du sang (ἀναθυμίασις) renouvelle sans cesse en nous l’âme raisonnable, ainsi qu’on l’a vu (V, 33, 4e note) : par suite, elle entretient en nous cette forme supérieure de vie qui s’appelait βίος. Sous certaines réserves que nous avons faites (ibid., note finale), le souffle peut suffire, d’autre part, à désigner l’âme animale : les phénomènes de la vie animale peuvent ainsi être résumés par le mot de « respiration ».]
  4. [Var. : « que nous possédons depuis qu’hier ou avant-hier nous sommes nés. »]
  5. [Couat : « ni de recevoir l’impression des choses extérieures. » — (Cf. supra III, 16, 5e note.]