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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

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Tu peux vivre sur la terre comme tu as l’intention de vivre quand tu seras parti. Si on ne te le permet pas, alors renonce à vivre et fais-le en homme pour qui ce n’est pas un mal. « Il y a de la fumée ici[1], et je m’en vais. » Crois-tu que ce soit une affaire ? Mais, tant que rien ne me chasse, je reste libre, et personne ne m’empêchera de faire ce que je veux ; or, je veux ce qui est conforme à la nature d’un être raisonnable et fait pour la société.

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L’intelligence universelle veut la solidarité universelle ; elle a créé les êtres inférieurs pour les supérieurs, et elle a uni les supérieurs les uns aux autres par une mutuelle harmonie. Tu vois comme elle a tout coordonné et subordonné, faisant à chacun sa part suivant sa valeur et amenant les êtres supérieurs à s’accorder entre eux.

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Demande-toi comment tu t’es conduit jusqu’ici avec les Dieux, avec les parents, tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes nourriciers, tes amis, tes proches, tes serviteurs. As-tu, jusqu’ici, observé à leur égard ce précepte : « Ne rien faire ni dire d’injuste à personne »[2] ? Rappelle-toi aussi quels événements tu as traversés et quelles épreuves tu as réussi à supporter. Maintenant que l’histoire de ta vie est achevée et que ta liturgie est accomplie, combien as-tu vu de belles actions ? combien de plaisirs et de peines as-tu méprisés ? combien d’honneurs as-tu dédaignés ? pour combien d’ingrats t’es-tu montré bienveillant ?

  1. [Var. : « Je suis fumée et je m’en vais. » — Malgré un autre texte des Pensées qu’on peut rapprocher de celui-ci pour autoriser cette seconde traduction (X, 31 : καπνὸν καὶ τὸ μηδέν), j’ai, préféré la première. Le dicton qui est ici rapporté (καπνὸς καὶ ἀπέρχομαι) est, en effet, développé par Épictète en termes qui n’en laissent pas contester le sens : καπνὸν πεποίηκεν ἐν τῷ οἰκήματι ; ἃν μέτριον, μενῶ· ἃν λίαν πολύν, ἐξέρχομαι (Diss., I, 25, 18). — Sur le suicide, cf. infra VIII, 47, en note.]
  2. [Cette citation ne nous rappelle rien que deux vers de l’Odyssée (IV, 690, et XI, 15), qui en diffèrent d’ailleurs sensiblement.]