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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

24

Pense à la matière totale[1], dont tu as reçu une parcelle ; à la durée tout entière, dont un court et un imperceptible intervalle t’a été attribué ; à la destinée dont tu es une partie, combien petite !

25

Un autre se rend-il coupable envers moi ? C’est son affaire ; il a sa disposition[2] propre, sa propre activité. Moi je suis[3] maintenant ce que la nature universelle veut que maintenant je sois, je fais ce que ma nature veut que je fasse [maintenant].

26

Que la partie de toi-même qui dirige et gouverne ton âme demeure inébranlable aux mouvements de la chair, doux ou rudes[4] ; qu’elle évite toute confusion, s’enferme dans ses propres limites et circonscrive dans les membres l’ébranle-

  1. [Couat : « à la substance tout entière. »]
  2. [Couat : « sa propre constitution. » — Sur le sens que les Stoïciens donnaient à διάθεσις, cf. la seconde note à la pensée V, 20.]
  3. [La traduction littérale serait plutôt « j’ai » que « je suis ». Mais il y a une correspondance évidente entre les expressions importantes de la pensée, qui se répartissent naturellement en deux groupes symétriques. D’un côté : διάθεσιν, ἔχω, ἡ κοινὴ φύσις (« disposition », « j’ai », « la nature universelle ») ; en face : ἐνέργειαν, πράσσω, ἡ ἐμὴ φύσις (« activité », « je fais », « ma nature »). Dans le pronom neutre qui sert de régime à ἔχω est incluse l’idée de τὴν διάθεσιν, de même que τὴν ἐνέργειαν serait le complément réel de πράσσω. Or, entre les expressions « avoir telle ou telle manière d’être » et « être tel ou tel », la différence de sens est nulle. — D’autre part, l’affinité est manifeste entre la « disposition » et la « nature » : l’une et l’autre sont définies par les Stoïciens des « déterminations premières », ἕξεις (supra V, 20, 2e note ; infra VI, 14 et 44, en note) ; à ne regarder que l’emploi des deux termes dans les Pensées, et notamment les épithètes qui accompagnent à l’ordinaire le mot διάθεσις (φιλητικὴ καὶ στερκτική, X, 1 ; ὁσία, VI, 30 ; δικαϊκή, V, 34 ; λογική, V, 28 ; ἀσπαζομένη πᾶν τὸ συμϐαῖνον, IV, 33 ; εὐμενής, IV, 25 ; — ou παροῦσα, IX, 6), la « disposition » nous paraît être dans un agent moral, considéré à un certain moment, un mode ou un aspect de sa « nature ». C’est encore cette définition qu’on peut déduire du présent passage où διάθεσις se trouve à côté de φύσις, où les sujets sont considérés comme agents moraux (ὲγὼ …πράσσω), et où Marc-Aurèle semble avoir affecté la répétition du mot νῦν. On forcerait à peine le sens de la dernière phrase en l’interprétant ainsi : « J’ai la nature que veut que j’aie la nature universelle, et, ce que ma nature veut que je fasse, je le fais. » Nous retrouverions ainsi dans cette pensée l’affirmation de l’accord des deux natures que nous avons eu un peu plus haut (V, 3) l’occasion de signaler. Il n’y a pas, pour Marc-Aurèle, antithèse entre ἐμὴ et κοινή.]
  4. [Couat : « aux mouvements légers ou violents de la chair. » — Cf. cinq notes plus bas.]