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LIVRE III, § I.

surer exactement le nombre et l’espèce de tous ses devoirs, être en état de préciser le moment où l’on doit s’éconduire soi-même de la vie[1], et tant d’autres actes qui, comme ceux-là, exigent la raison la plus éprouvée par des luttes antérieures, ce sont là des puissances qui s’éteignent prématurément en nous. Ainsi donc, voilà des motifs de se hâter[2], non pas seulement parce qu’à chaque instant nous nous rapprochons de la mort, mais de plus, parce que la conception des

    leur intelligence.

  1. S’éconduire soi-même de la vie. C’est le suicide, permis par la sagesse stoïcienne et autorisé par de nombreux et illustres exemples dans le monde romain, avant l’Empire et sous la République. Le suicide se comprend d’autant moins dans la doctrine des Stoïciens, que le plus spécieux motif de s’éconduire de la vie serait la honte intolérable d’une faute commise, et que le sage, tel que le Portique essayait de le concevoir, ne peut pas commettre une faute de ce genre. Il peut se tromper ; mais il ne se déshonore jamais.
  2. Des motifs de se hâter. Ici se hâter ne signifie pas autre chose que de renoncer au plus vite à la vie des sens et de l’instinct pour se donner tout entier, dès qu’on le peut, à la vie de la sagesse et de la raison, conformément à la nature, comme disent les Stoïciens. Sénèque, dans l’Épître LVIII, à Lucilius, traite la même question et la résout aussi par l’affirmative : « Si le corps devient inutile à toutes sortes d’emplois, pourquoi ne pas délivrer l’âme qui souffre en sa compagnie, et de bonne heure, de peur qu’on ne le puisse plus faire quand il sera temps de le faire ? » À un autre point de vue, Bossuet a dit : « Se déterminer à mourir avec connaissance et par raison, malgré toute la disposition du corps qui s’oppose à ce dessein, marque un principe supérieur au corps ; et, parmi tous les animaux, l’homme est le seul où se trouve ce principe. » Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. V, § 97.