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PENSÉES DE MARC-AURÈLE.

X

Les choses sont, pour ainsi dire, enveloppées d’une telle obscurité que des philosophes[1], et ce ne sont ni les moins nombreux ni les moins illustres, ont déclaré qu’elles leur semblaient tout à fait incompréhensibles. Les stoïciens eux-mêmes trouvent qu’elles sont tout au moins très-difficiles à comprendre, et que notre intelligence, dans toutes ses facultés, est exposée sans cesse à faillir. En effet, d’abord où est l’homme dont le jugement ait été toujours infaillible ? Considérons, si tu le veux, les faits extérieurs. Mais que leur durée est passagère ! Que leur prix est misérable, puisqu’ils peuvent être aux mains d’un débauché, d’une courtisane[2], d’un scélérat !

  1. Des philosophes. Il s’agit évidemment des sceptiques et des pyrrhoniens ; mais sans nier absolument l’impossibilité de la science, bien d’autres en avaient tout au moins signalé les difficultés, souvent insurmontables. Empédocle avait été un des premiers à s’en plaindre ; et sa mort, vraie ou supposée, semblait indiquer qu’il désespérait de la science. Après lui, les sophistes, les académiciens, Pyrrhon, Ænésidème, avaient soutenu et propagé le scepticisme. C’est une querelle aussi vieille que l’esprit humain ; mais ce qu’il y a de rassurant, c’est que ceux-là même qui nient la science sont obligés d’en faire pour la combattre. La vérité, c’est qu’en effet la science de l’homme n’est rien, si on la compare à l’infini ; mais elle est considérable et s’accroît de jour en jour, si on la compare à elle-même et que l’on regarde à ses progrès.
  2. D’un débauché, d’une courtisane.