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les sociétés dont il est le coryphée, et principalement chez M. Necker, homme riche, et dont la femme tient chez elle ce qu’on appelle bureau d’esprit. L’ouvrage de M. de La Harpe a été jugé si parfait par tous ses partisans qu’on a décidé en dernier ressort qu’il était impossible qu’il ne remportât pas le prix. En conséquence, M. Necker, voulant faire honnêtement un présent à son protégé, a prié l’Académie de Marseille de joindre une somme de deux mille livres au prix accoutumé. L’Académie a accepté la proposition.

« Le hasard a fait que M. de Chamfort, jeune auteur très estimable et très connu par des contes charmants, s’est mis dans la tête de concourir pour le prix de l’Académie de Marseille… L’Académie a jugé sa pièce victorieuse et lui a décerné le prix de deux mille livres, de manière que le don que M. Necker avait destiné à M. de La Harpe est passé à M. de Chamfort ; et, ce qui rend cette aventure plus risible, c’est que M. Necker est ennemi de M. de Chamfort, pour lequel il a eu les procédés les plus malhonnêtes[1]. »

Fut-ce le hasard seul, comme le prétend la Correspondance secrète, qui engagea Chamfort à concourir ? Ne fut-il pas plutôt tenté par le plaisir de jouer un bon tour à Necker et à La Harpe, qu’il n’aimait guère[2] ? Au reste, n’eût-il eu aucune

  1. Correspondance secrète, politique et littéraire (tome I, p. 89. Bibl. nationale, Lc3 77 a).
  2. Un passage de Grimm (Correspondance, XI, 223) montre qu’il y eut toujours un peu plus que de la froideur dans les rapports de Necker et de Chamfort. Grimm rapporte que celui-ci, après la mort de Thomas, qui passait pour composer les ouvrages de Necker, aurait lancé l’épigramme suivante :

    Vous jugez bien qu’à la mort de Thomas.
    À Saint-Ouen ce fut un grand fracas,
    Et NEt Necker désolé fit, sans être en délire,
    Un serment d’un genre nouveau :
    « Puisqu’un ami si cher, dit-il, est au tombeau,
    Et NJe jure de ne plus écrire. »