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peut qu’il ne pardonne pas à Chamfort d’être patronné par Duclos, devenu la bête noire de Mme d’Épinay ; et même je suis assez tenté de croire que Grimm condamne ce qu’il n’a pas lu. N’en fait-il pas à demi l’aveu ? « Quand j’ouvre, dit-il, l’Éloge de M. Chamfort et que je vois, dès la première ligne, l’Académie appelée le sanctuaire des lettres, le ton m’est donné, et je n’ai plus envie de lire. » Et vraiment, il a bien tort. Voltaire n’avait pas de ces dédains. Il écrivait au jeune lauréat une lettre fort obligeante, où l’on peut distinguer, à travers les formes de la politesse, l’estime réelle qu’il fait de son talent[1].

C’est en effet une œuvre de talent, sinon un chef-d’œuvre, que cet Éloge de Molière et qui vaut qu’on l’analyse. — Malgré les habitudes et les conventions académiques, qui réclamaient surtout de l’éloquence, c’est-à-dire de la rhétorique, Chamfort a écrit un morceau de critique exact, solide et agréable. Il commence par marquer rapidement, mais avec netteté, comment, à l’époque où débuta Molière, la société française présentait l’aspect le plus favorable aux tentatives d’un poète comique : au sortir des guerres civiles, il y a, dans les mœurs, une certaine âpreté, une certaine rudesse, qui contraste avec les idées nouvelles que la culture classique a répandues depuis la Renaissance. Tous les travers « se présentaient avec une franchise et une bonne foi très commodes pour le poète comique ; la société n’était point encore une arène où l’on se mesurât des yeux avec une défiance déguisée

  1. Voltaire, Correspondance. Lettre du 27 septembre 1769.