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VOLTAIRE PHILOSOPHE

Malgré son culte pour la civilisation, Voltaire ne conteste pourtant pas qu’elle ne favorise le développement de certains vices. Il fait à Jean-Jacques toutes les concessions raisonnables en montrant ce que la nature a de fort et de bon comme ce qu’elle a de grossier, de fruste, de brutal, et ce que la civilisation, avec tous les bienfaits dont nous lui sommes redevables, a de factice ou même de corrupteur. Tel est le sujet de l’Ingénu. Quand le jeune Huron, ayant obtenu la main de la belle Saint-Yves, entre dans la chambre de sa fiancée et veut l’épouser sur-le-champ, on arrive facilement à lui faire comprendre que, s’il allègue le privilège de la loi naturelle, cette loi, sans les conventions faites entre les hommes, serait la plupart du temps un brigandage. Mais, d’un autre côté, soit en matière de religion, soit en matière de morale ou même d’art, son bon sens et son bon goût innés le défendent contre les préjugés, les raffinements et les vices de la civilisation.

Devons-nous penser que Voltaire ait subi, en écrivant ce roman, l’influence de Rousseau ? Avant de lire Rousseau comme après, il croyait que la nature de l’homme est plutôt bonne, même si nous avons de mauvais instincts, et que l’état social donne lieu à ces mauvais instincts de se produire et de s’exercer. Mais, après avoir lu Rousseau comme avant, il resta l’apologiste de l’institution civile, et, sans en méconnaître les inconvénients, s’attacha de préférence à en montrer les avantages.

Ce fut toujours un lieu commun, chez les peuples très civilisés, de vanter les vertus des peuples primitifs. Voltaire lui-même, une fois au moins, n’y a