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MORALE

contraires » (Traité de Métaph., XXXVII, 336). Et, un peu plus loin : « Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur. Mais, dans une colonie naissante, où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce… Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu’il est de notre intérêt de ne pas être trompés… Mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque !… La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français : s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur » (Ibid., id., 338). Ainsi nous voilà forcés de changer selon l’intérêt social la vertu en vice et le vice en vertu : peut-il y avoir une meilleure preuve que cet intérêt seul les a déterminés ?

La théorie par laquelle le bien et le mal sont des phénomènes purement sociaux, prête, en dehors de toute métaphysique, à certaines objections.

« Ce qui nous fait plaisir sans faire tort à personne, dit Voltaire est très bon et très juste » (Entretiens d’un Sauvage et d’un Bachelier, XL, 356). Dès lors, il n’existerait plus ni bien ni mal pour celui qui vivrait sans rapport avec ses semblables, qui habiterait par exemple une île déserte. Voltaire ne craint pas de l’affirmer. Gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, le solitaire en question serait sans doute un très vilain homme d’après la morale dérivée de l’institution civile. Mais ses