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LA POÉSIE.

que la science en est l’étude réfléchie. Mais il a maintenant épuisé sa force intuitive, et c’est à la science que doit s’adresser le poète s’il veut rendre à l’art le sens de ses traditions oubliées. La régénération des formes est intimement liée à celle des principes. Que l’artiste, au lieu de profaner la langue des vers en lui faisant exprimer sa propre inanité, « rentre dans la vie contemplative et savante comme en un sanctuaire de purification ». La poésie digne de son nom doit se retourner avec la science vers les origines communes. Grave, auguste, liturgique, étrangère à toute passion personnelle, elle est l’histoire sacrée de la pensée humaine.

Leconte de Lisle se fait tour à tour le contemporain de chaque époque et le prêtre de chaque religion ; mais c’est dans le bouddhisme que nous trouvons la forme naturelle de son esprit. La nature lui apparaît comme une série de phénomènes sans cesse renouvelés que ne soutient aucune substance. Toute chose est le rêve d’un rêve. Il n’y a de vrai que l’éternel, et il n’y a d’éternel que le néant. L’impassibilité chez Leconte de Lisle est le dernier mot d’une morale conséquente avec sa philosophie. Le bonheur suprême réside dans le repos. Tout le mal consiste à vivre, et, par conséquent, il faut vivre le moins possible, étouffer en soi l’émotion, se guérir de l’espoir, faire de son âme un asile inviolable de silence et d’oubli. Matruya est torturé par l’amour, Narada par le souvenir, Angira par le doute : ils implorent Baghavat, et Baghavat ouvre aux trois sages son large sein où leur esprit s’abîme à jamais dans l’immuable félicité. Heureux qui peut fermer son cœur aux passions humaines et trouver dès cette terre l’avant-goût du nirvana suprême en une sainte inaction ! Les nuits du ciel natal ont bercé le poète dans ces extatiques vertiges qui affranchissent l’âme du temps, de l’espace et du nombre. Il a joui des voluptés immobiles et des inertes délices ; comme les ascètes antiques, il s’est assis au fond des bois pour absorber à longs traits la paix immense qui sort des choses. Et il en rapporte les oracles d’une morne sagesse. Que l’homme demande aux forêts tranquilles l’oubli des peines, celui de