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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

extérieur. La nature, qui fut son unique domaine, donne des fêtes à ses yeux sans inquiéter sa pensée ; elle lui offre des spectacles et ne lui propose point d’énigmes. Il professe pour les « affaires du temps » la plus dédaigneuse indifférence. Il se soucie peu d’être un bon citoyen, estimant que l’uniforme de garde national ne sied guère à un artiste. Les « choses utiles » lui inspirent une insurmontable aversion ; il les trouve inférieures, triviales, grossières. Il ne s’intéresse qu’à ce qui est beau. Il pense que tout est bien pourvu qu’on ait la rime, et préfère des roses aux discours des magnanimes tribuns. Pendant les journées de 48, il ferme ses vitres, et, sans prendre garde à l’ouragan qui les fouette, il fait Émaux et Camées. Ne lui parlez pas plus de morale que de politique. Sa théorie est que toute chose belle porte en elle-même son enseignement. Il n’écrit pas pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines ; il ne se fait aucun scrupule d’effaroucher les malingres pudeurs des bourgeois. On ne peut pas dire que Gautier soit immoral : il ne connaît pas la morale et ne veut pas la connaître. Ni la nature ni les arts ne la lui ont enseignée, et il n’y voit sans doute qu’une machine « utilitaire » combinée, dans l’intérêt de la police sociale, par d’honnêtes législateurs qui n’étaient point des artistes.

Lui refuserons-nous encore la sensibilité ? C’est le jugement d’une critique trop sommaire. Ne parlons même pas de son premier recueil. Ceux qui suivent ne se bornent point à des descriptions : la veine élégiaque n’y est pas rare, et nous y trouvons mainte pièce d’une pénétrante mélancolie. Qu’on relise entre autres son Lamento dans les Poésies diverses, et ce chant d’un accent si douloureusement plaintif, avec le refrain, lugubre comme un glas :

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Les paysages d’Espagne, eux-mêmes, sont bien souvent animés d’un sentiment tout personnel. Ce qui est vrai, c’est que Gautier voile son émotion quand il ne la recèle pas. Il