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bien soin que chacun ait la sienne ; elle gourmande les gloutons, qui avalent d’un coup leur ration pour pouvoir insinuer une patte malhonnête dans celle des autres.

La « Mort aux Chats » a connu, jadis, une prospérité relative ; institutrice, mariée à un employé elle portait des chapeaux. Puis, la vieillesse est venue, son mari, ses enfants sont morts : le plus jeune, un fils resté vivant, ne venait jamais la voir, fâché pour une question d’intérêt. Elle avait, outre sa retraite, quelques milliers de francs d’économie ; il avait voulu les avoir tout de suite. Il disait qu’une vieille femme n’avait pas besoin d’autant d’argent ; pour ce qu’elle en faisait, d’ailleurs, de l’argent, avec ses six chats qu’elle gardait bêtement et qui coûtaient à nourrir. Il avait crié, menacé même ; la vieille avait tenu bon ; alors il était parti en claquant la porte et on ne l’avait plus revu. Mobilisé à la guerre, il avait été tué dès le début, à Charleroi, en 1914.

Seule, la vieille femme s’abandonnait. Les quelques rares amies qu’elle avait eues avaient disparu, mortes ou emmenées au loin par leur famille ; les chats étaient toute sa vie.

Elle habitait un logement de deux pièces, dans une maison misérable de la rue de l’Épée-de-Bois ; les chats avaient augmenté peu à peu en nombre, et ils étaient maintenant vingt-deux.

Elle prenait bien soin de faire châtrer les mâles ; elle noyait tout les nouveaux-nés dans un baquet rempli d’eau. Mais, de temps à autre, elle ne pouvait s’empêcher de recueillir un malheureux particulièrement sympathique, et la famille augmentait toujours.

Très seule déjà, les chats ne faisaient qu’augmenter son isolement, car elle devait en cacher le nombre. Elle n’ouvrait sa porte à personne. Seul le contrôleur du gaz était admis à pénétrer une fois par mois ; elle parlait aux fournisseurs au travers de la porte.