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§38. — Dans le dialogue racinien il n’y a pas un mot qui ne porte. Non pas seulement pas un mot, mais pas un oubli, pas un silence qui ne vaille, qui ne soit habile, voulu, fait. Qui ne porte, c’est-à-dire qui ne porte un coup. Qui ne fasse mal, qui ne serve à faire du mal à quelqu’un. Les personnages de Corneille n’offensent pas. Ils ne savent pas, offenser, même et surtout quand ils se le proposent solennellement, quand ils sont venus exprès pour ça de derrière les portants. Don Gomès, comte de Gormas, fait tout ce qu’il peut pour offenser don Diègue. Il est venu exprès pour lui chercher une grande querelle. Il accumule les mots blessants, (preuve de son impuissance), les parodies, les imitations de mots, les allusions blessantes, les rappels, les reprises de mots, les traits, les pointes et les coups de marteau (d’armes). Tout cet appareil (lui) réussit si peu que pour en finir il est forcé de lui donner un soufflet. Alors c’est rituel. Il se reconnaît. Don Diègue aussi se reconnaît. Tout le monde se reconnaît. Tout le monde est content. Don Diègue. Rodrigue se reconnaîtra. Chimène. Le comte est bien content d’être enfin entré dans la règle. Il est à son affaire. Il est dans son état, dans son habitude, dans sa sûreté. Dans ses plis. Il est sûr de son affaire. Tout le monde est sûr (avec lui, et avec don Diègue) qu’il y a eu une offense. Elle est commise. On a eu assez de mal à l’obtenir. Elle est déclarée. Décrétée. Elle est officielle. Elle est accomplie. Enfin. Il était temps. Au fond tout le monde en reçoit un grand soulagement. Enfin on voit où l’on va. Les personnages de Racine n’ont pas besoin d’une cérémonie rituelle, d’un rite et d’une grossièreté pour offenser. Ils offensent tout le temps. Ils n’ont pas besoin de donner un soufflet