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tout celui qui est dedans. On voit, on distingue nettement la portée, la retombée de cette trajectoire. Alors on dit, d’un air à qui nul ne se fie : J’ai commencé ma réponse à Halévy.J’ai déjà trois cents pages de faites de mon dialogue charnel. — Ces propos seraient odieux, si tout le monde n’y sentait la lamentable inquiétude, la sourde détresse. C’est une pauvre, une pitoyable anticipation que l’on veut faire, que l’on se donne, on veut toucher la cime et n’avoir pas fait le chemin, on veut s’appuyer, on s’appuie sur et dans la réalité d’une mémoire amie, on veut prendre, on prend une inscription de réalité, de production, de sortie, pour un projet, pour une œuvre en travail, dans la réalité d’une mémoire amie, d’une attente, d’une audience amie. On veut toucher la cime de la main. C’est certainement une tentation, un désir charnel. Un désir corporel, temporel. On veut vraiment, par ce biais, par ce détour, par cette avancée, par ce coup de force et d’anticipation, donner corps avant l’heure à une œuvre qui légitimement, naturellement n’en est encore qu’à la période de travail, n’est encore organiquement qu’en travail. Et on n’en veut rien laisser perdre. Et on ne veut perdre aucun temps. Pas une miette, pas un temps. Avare on serre les doigts de la main. On tient tout ça nerveusement ramassé d’avance dans le creux de l’esprit. Or vous savez que c’est notre état constant, puisque les œuvres passées ne pèsent rien, puisque les œuvres futures, éventuelles, rêvées, impossibles, pèsent sur nous éternellement.

Toutes ces montagnes qu’on a devant soi vous pèsent devant sur les épaules. Il faut les surmonter. Les re-