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De Dreyfus même, pour aller au cœur du débat, à l’objet, à la personne même, de Dreyfus il est évident que je n’ai rien voulu dire, que je n’ai rien dit ni rien pu dire qui atteignît l’homme privé. Je me rends bien compte de tout ce qu’il y a de tragique, de fatal dans la vie de cet homme. Mais ce qu’il y a de plus tragique, de plus fatal c’est précisément qu’il n’a pas le droit d’être un homme privé. C’est que nous avons incessamment le droit de lui demander des comptes, le droit, et le devoir de lui demander les comptes les plus sévères. Les plus rigoureux.

Autrement je saurais bien tout ce qu’il y a de tragique, de fatal dans la vie privée de cet homme. Ce que je sais de plus touchant de lui est certainement cet attachement profond, presque paternel, qu’il a inspiré à notre vieux maître M. Gabriel Monod. M. Monod me le disait encore aux cahiers il n’y a que quelques semaines. À peine. Dreyfus venait encore d’avoir un deuil, très proche, très douloureux, très fatal, dans sa famille. M. Monod nous le rapportait, nous le contait avec des larmes dans la voix. Il nous disait en même temps, ou plutôt il ne nous le disait pas, mais il nous disait beaucoup plus éloquemment que s’il nous l’eût dit, combien il l’aimait, nous assistions un peu surpris, un peu imprévus, un peu dépassés, parce qu’on ne le croit pas, on ne s’y attend pas, à cette affection profonde, à cette affection sentimentale, à cette affection privée, à cette affection quasi-paternelle, paternelle même qu’il a pour Dreyfus. Nous en étions presque un peu gênés, comme d’une découverte toujours nouvelle, et comme si on nous ouvrait des horizons nouveaux, comme si on nous avait fait entrer dans une famille