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Ceux qu’il avait sauvés le taisaient plus obstinément, plus silencieusement que tous, l’enfonçaient dans un silence plus sourd, plus obstiné. Quelques-uns, dans la criminelle pénombre de l’arrière-pensée, commençaient à laisser se penser en eux qu’il était peut-être bien heureux, qu’il mourrait peut-être juste à temps pour sa gloire. Quelques-uns le pensaient peut-être, quelques-uns le pensaient sans doute. Le fait est, il faut lui rendre cette justice, qu’il mourait opportunément, commodément pour beaucoup. Presque pour tout le monde. Quelques personnes qu’il avait fait abonner aux cahiers pendant la crise de l’affaire Dreyfus attendaient impatiemment qu’il mourût pour nous envoyer leur désabonnement, se débarrasser de cet énorme tribut de vingt francs par an qu’il leur avait imposé pendant l’affaire Dreyfus, comme on disait déjà. Nous reçûmes le désabonnement de M. Louis Louis-Dreyfus dans la quinzaine ou dans le mois, peut-être dans la semaine qui suivit la mort de Bernard-Lazare.

Ceux qu’il avait sauvés étaient les plus pressés. Lui-même le savait très bien. On a beau savoir aussi que c’est la règle. À chaque fois c’est toujours nouveau. Et c’est toujours dur à avaler.

Lui-même il ne se faisait aucune illusion sur les hommes qu’il avait défendus. Il voyait partout les politiques, les hommes politiques arriver, dévorer tout, dévorer, déshonorer son œuvre. Je dirai tout ce qu’il m’a dit. Il atteignait, il obtenait une profondeur de sentiment(s), une profondeur de regret incroyable, il