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charité, est incompatible avec la morale de la solidarité ; il ne s’agit donc pas d’établir un bilan de la vie sociale où vies individuelles d’assurance et vies individuelles de misère seraient équilibrées ; même si on réussissait à établir ce bilan, c’est en vain que les vies de bonheur surpasseraient en nombre, en quotité, les vies de misère, car les vies de bonheur n’atteignent pas les vies de misère et les vies de misère atteignent les vies de bonheur ; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les vies de bonheur et les vies de misère ne sont pas du même ordre ; on ne peut les comparer. Pour la vie sociale, à l’égard de la misère, tant qu’on n’a pas fait tout, on n’a rien fait.

En intensité, aucun bonheur n’est plus intense que la misère.

Les misérables et les anciens misérables conscients savent cela ; et ceux qui ne veulent pas oublier ne manifestent pas perpétuellement une joie publique d’État, gratuite, laïque et obligatoire. Quand on célèbre par des fêtes ininterrompues un avancement douteux, ils pensent à la misère non douteuse ; quand on célèbre un avancement précaire, ils pensent à tout ce qui n’est pas fait ; au milieu de la joie ils pensent à la misère extérieure ; ils sont des trouble-fête : on les hait ; on les estime et on les hait ; ils ne haïssent pas ; ils n’estiment pas.

On les hait surtout dans les partis socialistes révolutionnaires nationalement et régionalement constitués ; un assez grand nombre de bourgeois admettent que des chrétiens ou que des socialistes pensent aux misères de la société bourgeoise ; les camarades socialistes révolutionnaires n’admettent pas qu’on ne communie