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modités ; les hommes qui n’ont pas connu comme eux la misère et qui parlent et qui sont éloquents leur paraissent toujours n’avoir pas atteint l’âge adulte, leur font l’effet d’enfants bavards ; les misérables et les anciens misérables conscients ne sont pas aimés de leurs ennemis, ni de leurs camarades, mais ils sont aimés de leurs amis. Les misérables conscients ont beaucoup d’ennemis, surtout parmi leurs camarades. Mais ils ont plusieurs amis.

C’est qu’ils sont des trouble-fête. Hantés par la connaissance qu’ils ont de la misère, anxieux de savoir qu’il y a tant de misère présente, ils ne peuvent ni ne veulent oublier cette existence ni cette connaissance, l’espace d’un banquet, le temps de boire au plus récent triomphe définitif de la Révolution sociale. Donc on les hait. Ils savent que la misère n’intervient pas dans la vie comme un élément du passif dans l’établissement d’un bilan. Ceux qui n’ont pas connu la misère peuvent s’imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de l’individu les éléments d’assurance et les éléments de misère sont des éléments du même ordre, qu’ils reçoivent la même mesure, qu’ils peuvent donc s’opposer, s’équilibrer, se balancer : nous savons qu’il n’en est rien ; les éléments de misère ont un retentissement total sur les éléments de certitude ; les éléments d’incertitude qualifient les éléments de certitude ; mais tant que la certitude n’est pas complète les éléments de certitude ne qualifient pas les éléments d’incertitude ; aussi longtemps que la certitude n’est pas complète, elle n’est pas la certitude ; une vie assurée de tous les côtés moins un n’est pas une vie assurée ; un véritable malheur, une véritable misère empoisonne toute une vie ;