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dies, des laideurs, des désespoirs, des ingratitudes et des morts ; c’est une mort vivante ; c’est le perpétuel supplice d’Antigone ; c’est l’universelle pénétration de la mort dans la vie, c’est un arrière-goût de mort mêlé à toute vie ; la mort était pour le sage antique la dernière libération, un affranchissement indéfaisable. Mais pour le misérable elle n’est que la consommation de l’amertume et de la défaite, la consommation du désespoir. Si Jean Coste acculé se tue un jour avec sa femme et ses enfants, son dernier jour sera son plus terrible jour. Dies irae, jour de colère.

Pour que la mort soit une libération que l’on goûte, il faut toute une civilisation, toute une culture, toute une philosophie, tout ce que la misère, justement, interdit.

Le misérable est dans sa misère, au centre de sa misère ; il ne voit que misérablement ; justement parce qu’il ne croit pas à la vie éternelle, à une survie infinie, le misérable que nous connaissons, le misérable comme l’a fait l’élimination de la croyance religieuse n’a plus qu’un seul compartiment de vie et tout ce compartiment lui est occupé désormais par la misère ; il n’a plus qu’un seul domaine ; et tout ce domaine est irrévocablement pour lui le domaine de la misère ; son domaine est un préau de prisonnier ; où qu’il regarde, il ne voit que la misère ; et puisque la misère ne peut évidemment recevoir une limitation que d’un espoir au moins, puisque tout espoir lui est interdit, sa misère ne reçoit aucune limitation ; littéralement elle est infinie ; point n’est besoin que la cause ou l’objet en soit infini pour qu’elle soit infinie ; une cause, un objet qui n’est pas infini pour la science extérieure, pour la physique, peut déterminer dans une âme un sentiment infini si ce sentiment