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c’est tout. Ce n’est rien. Surtout en comparaison d’autres grandeurs. Comparaison qui s’impose par l’opération même de la supplication. Ce qui fait la faiblesse, la petitesse du supplié, c’est qu’il n’est que lui-même, et son petit morceau de situation humaine. Il ne représente pas.

Le suppliant représente. Il n’est plus seulement lui-même. Il n’est même plus lui-même. Il n’existe plus, lui. Il ne s’agit plus de lui. Et c’est pour cela qu’il faut que l’autre se méfie. Dépouillé de tout par ce même événement qui a précisément fait le dangereux bonheur du supplié, citoyen sans cité, tête sans regard, enfant sans père, père sans enfants, ventre sans pain, nuque sans lit, tête sans toit, homme sans biens, il n’existe plus comme lui-même. Et c’est à partir de cet instant qu’il devient redoutable. Il représente.

Parce qu’il a été manié, pétri, manipulé par les doigts humains surhumains des dieux, il est devenu soudainement cher au cœur humain surhumain des dieux. Parce qu’il a été une cire aux doigts divins surdivins de la fatalité, il est devenu mystérieusement cher au cœur divin surdivin de la fatalité. Parce que les puissances d’en haut ont appesanti leur main sur lui, par un singulier retour, — non point par une compensation, — par une sorte de filiation, plutôt, d’enfantement supérieur, d’adoption particulière, il est devenu leur protégé, leur fils. Les dieux et au-dessus d’eux, derrière eux, la fatalité, lui ont pris son père. Mais les dieux sont devenus son père. Les dieux, et derrière eux la fatalité, les dieux lui ont pris la cité. Mais les dieux lui ont en quelque sorte conféré leur propre cité. Les dieux, sous-ordres de la fatalité, lui ont pris ses biens. Mais ces mêmes dieux