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désolant, d’aussi désolé, que cet optimiste professionnel.

Avait-il dès lors, et depuis quelque temps, par ces démarches mêmes, un pressentiment de la vie atroce où il allait entrer. Ce jour, ce temps avait dans sa vie une importance capitale. Pour la dernière fois il quittait la vie libre, la vie honnête, la vie de plein air du simple citoyen ; pour la dernière fois, et irrévocablement, il allait plonger, faire le plongeon dans la politique. Il était frappé d’une grande tristesse. Il assistait à sa propre déchéance. Et comme il est naturellement éloquent, dans son cœur il se plaignait fort éloquemment. Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes. Je lui dis : Écoutez. Vous savez bien que je ne vous demande pas d’entrer dans votre journal. Ma vie appartient tout entière aux cahiers. Mais j’ai autour de moi, ou enfin il y a aux cahiers un certain nombre de jeunes gens que vous pourriez faire entrer. Ils ne sont point célèbres. Ils ne courent point après la gloire. Mais ils sont sérieux. Et ils ont la vertu qui est devenue la plus rare dans les temps modernes : la fidélité. Ce n’est point par la fidélité que brillent ceux qui vous entourent. Et moi, vous savez par quelles crises, par quelles misères les cahiers ont passé depuis cinq ans : pas un de mes collaborateurs ne m’a lâché. Cela vaut encore mieux que tout ce que j’ai publié. C’est sans doute la première fois que ce fait se produit depuis le commencement de la troisième République.

Il était embarrassé. J’insistai : Croyez-vous, par exemple, que si vous débutiez par donner en feuilleton le Coste de Lavergne, cela n’aurait pas un sens ? Alors il commença d’élever un peu les bras au ciel d’un air