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avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophie, il entreprenait de faire le philosophe. Alors ces entretiens devenaient désastreux. Un jour j’eus le malheur de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au Collège de France, au moins le cours du vendredi. J’eus l’imprudence de lui laisser entendre qu’il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m’eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n’eût pas compris, le premier mot. Rien n’y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l’ancienne École Normale, celle qui était supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des fois qu’il commença de m’inquiéter.

Il était si éloquent que souvent il s’arrêtait, malgré lui, machinalement, pour être éloquent encore davantage ; et qu’il marchât ou qu’il fût arrêté, les gens, dans la rue, souvent, s’arrêtaient pour le regarder parler. Tous ne le connaissaient point, bien qu’il fût l’homme le plus célèbre de France et alors dans tout l’éclat de sa gloire. Mais qu’on le connût, ou qu’on ne le connût pas, — et puisque aussi bien nous en sommes au chapitre des confessions, — dans ma sotte vanité de jeune homme, de jeune socialiste, de jeune dreyfusiste, j’étais secrètement flatté d’être publiquement le public, l’homme-public, d’un homme aussi célèbre et d’un aussi grand orateur.

Envoyé de l’Humanité, correspondant de ce journal à Saint-Pétersbourg, Avenard tenait beaucoup à ce qu’il fût dit en tête de ce cahier quel bon souvenir il avait