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monde parfait songeait à demander un bock !.. C’est que, pour notre cher Péguy, sans qu’il s’en rendît compte, cette boutique n’était pas une boutique, c’était une chapelle, une petite église de la Chrétienté primitive ; ses camarades n’étaient pas des étudiants, des professeurs, de jeunes bourgeois idéalistes et politiciens, c’étaient les douze apôtres. Et ma foi, il était aussi surpris d’entendre Lucien Herr demander qu’on apportât des bocks, que si là-bas, au bord de Tibériade, il avait vu Pierre et Thomas causant ensemble suspendre leurs propos pour aller boire au cabaret…[1]

De jour en jour le désaccord moral entre ce catholique sans le savoir et ses compagnons marxistes devenait plus évident. Dix ans plus tard il éclata tout à fait lorsque Péguy publia sa Jeanne d’Arc. Quelle apparition, cette sainte avec son auréole, au milieu de la triste boutique et des rayons de livres dont je vois encore la poussière, les titres russes, juifs, allemands, barbares, et les dos usagés, car tout cela provenait de je ne sais quel vieux fonds échoué là par quel mystère et qu’on soldait à grand’peine ! On devine la gêne de la Sainte toute armée de cuirasse et de prière, au milieu de ce pacifisme et de cette sociologie ! On devine le silence pesant et la consternation qui accueillirent la vision charmante. Et tous ces vers et cette prose

  1. Par la suite me font remarquer les Tharaud, Péguy avait beaucoup changé. Il s’était détendu. Il avait laissé là toute aigreur puritaine. Il n’aurait plus été surpris s’il avait vu Pierre et Thomas poursuivre leur causerie à l’auberge devant un verre de vin, comme on pourrait l’imaginer dans un tableau flamand. Et c’est devant un bon « demi » chez Amédée Balzar que fuyant sa boutique des Cahiers, dont le bavardage et l’austérité finissaient par l’ennuyer, qu’il me raconta le thème de son éblouissant et si familier poème sur la chère petite Espérance !…