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tour un patriarche, un chef de dynastie. « Ses frères, ses sœurs, avant que son tour fût venu, avaient déjà pris toutes les terres environnantes, à ce point qu’il étouffait, menacé de famine, en quête du large champ rêvé, qu’il cultiverait, où il moissonnerait son pain. »[1] Or si un homme peut commander à des plaines illimitées, aucun homme ne peut labourer des plaines sans limites. C’est pour ne pas partager avec ses frères la terre labourable que Nicolas va chercher fortune au Soudan, qu’il va fonder au Soudan la deuxième dynastie. Les Froment ont soif de commander. Nicolas Froment a soif d’un commandement infini. La divine jouissance d’envahissement qu’il éprouve à satisfaire cette soif ne me fait pas oublier que les guerres coloniales sont les plus lâches des guerres, que le Soudan n’a jamais été une colonie de peuplement, qu’il ne le sera sans doute jamais, que toutes les fois que des fils de France ont tenté la conquête de ces plaines, c’est la luxuriance et la luxure de cette faune, de cette flore, de ce climat qui les a tués ou qui les a conquis. Les dangers fous que bravent Nicolas et Lisbeth ne les justifient pas, car les moyens ne justifient pas la fin. Je demande ce que c’est que cet officier blanc qui, dans le petit fort voisin, « commande à une douzaine de soldats indigènes ».[2] La famille française est « forcée parfois de faire elle-même le coup de feu ».[3] Des coups de fusil lointains sont tout de même des coups de fusil. Tirer un coup de fusil ailleurs qu’au stand est une opération grave.

Loin que Fécondité soit un livre d’humanité, de soli-

  1. Fécondité, page 658.
  2. Fécondité, page 742.
  3. Fécondité, page 742.