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part d’autorité injuste qu’il exercera. Il y a même un marché de ces trocs, il y a un cours des valeurs : tant d’autorité pour tant de liberté perdue. C’est le fondement même du suffrage universel. Ce n’en était pas le fondement théorique. C’en est devenu le fondement pratique.

Le malheur est que la plupart des citoyens se plaisent à ces trocs usuels immoraux ; c’est un marché qui a deux avantages : premièrement il débarrasse l’intéressé du soin, du souci d’exercer sa juste liberté ; car exercer justement une juste liberté est de l’ordre du travail ; et c’est un travail difficile ; au contraire exercer une autorité injuste n’est pas de l’ordre du travail ; il est fatigant de dire, d’énoncer une proposition, puis d’en donner librement l’histoire et les démonstrations ; il n’est pas fatigant de dire : J’ai raison parce que je le dis, ou : j’ai raison parce que c’est la loi. Deuxièmement cette opération confère à l’intéressé la jouissance d’exercer de l’autorité sur quelqu’un. Et il paraît que c’est une jouissance irrésistible.

Des symptômes inquiétants nous forcent à nous demander si beaucoup d’instituteurs trouveront en eux-mêmes le courage de résister à la tentation ; la modestie civique est rare ; la tentation est grande : on leur offre d’entrer dans le système du gouvernement ; tout dans nos idées, dans nos mœurs, dans notre éducation, nous pousse à entrer tant que nous pouvons dans les gouvernements ; les instituteurs subissent aujourd’hui la tentation à laquelle tant de socialistes révolutionnaires n’ont pas résisté. Au fond, c’est toujours la tentation ministérielle.

On veut qu’ils soient les magistrats de la raison.