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— Vous ne l’avez pas eue, citoyen docteur.

— Le moraliste n’a jamais la grippe, — à condition, bien entendu, qu’il règle ponctuellement sa conduite sur les enseignements de sa morale. Je vous dirai pourquoi.

— Je suis bien heureux, citoyen docteur, que vous soyez venu, car il m’a semblé, en y réfléchissant, que nous avions négligé une considération importante en cette question des personnalités : la considération du privé.

— Nous en causerons, mon ami, quand vous aurez la tête un peu plus solide ; aujourd’hui, et si cela ne vous fatigue pas beaucoup, voulez-vous me conter l’histoire de votre maladie.

— Elle est peu intéressante, citoyen. Le vendredi soir j’avais donné le bon à tirer pour les trente-six premières pages du troisième cahier ; les trente-six suivantes étaient pour ainsi dire prêtes ; et les soixante-douze dernières étaient fort avancées ; je me promettais d’avoir fini le samedi 5 midi et que les imprimeurs finiraient le samedi soir ; j’étais content parce que les cahiers, pour la première fois de leur vie, allaient paraître ponctuellement ; je me réjouissais dans mon cœur : insensé qui se réjouit avant l’heure de sa mort ! Au moment que je me flattais d’un espoir insensé, tout un régiment de microbes ennemis m’envahissaient l’organisme, où, selon les lois de la guerre, ils marchaient contre moi de toutes leurs forces : non pas que ces microbes eussent des raisons de m’en vouloir ; mais ils tendaient à persévérer dans leur être. Où avais-je pris ces microbes ennemis ? Les avais-je empruntés au siège de ces cahiers, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, ou à l’imprimerie, ou aux voitures de la compagnie de l’Ouest, ou aux voitures de