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ce cri sentirent obscurément qu’ils avaient lancé comme un défi, comme une provocation. Puis nous continuâmes avec acharnement, voulant réagir, manifester, sentant brusquement comme l’acclamation au nom de Dreyfus, l’acclamation publique, violente, provocante était la plus grande nouveauté de la journée, la plus grande rupture, la plus grande effraction de sceaux de ce siècle. Aucun cri, aucun chant, aucune musique n’était chargée de révolte enfin libre comme ce vive Dreyfus ! « Faut-il que ce Dreyfus soit puissant pour avoir ainsi réuni sur une même place et dans un même embrassement… » disait l’Intransigeant du jour même, sous la signature de M. Henri Rochefort[1]. M. Henri Rochefort avait raison. Le capitaine Alfred Dreyfus est devenu, par le droit de la souffrance, un homme singulièrement puissant. Ceux qui l’ont poursuivi savaient bien ce qu’ils faisaient. Ils ont marqué cet homme. Ils ont marqué sa personne et son nom d’une marque pour ainsi dire physique dans la conscience de la foule, au point que ses partisans mêmes sont un peu étonnés d’eux-mêmes quand ils acclament son nom. C’est pour cela que nous gardons à M. Dreyfus, dans la retraite familiale où il se refait, une amitié propre, une piété personnelle. Nous-mêmes nous avons envers lui un devoir permanent de réparation discrète. Nous-mêmes nous avons subi l’impression que la presse immonde a voulu donner de celui en qui nous avons défendu la justice et la vérité. Ceux qui ont fait cela ont bien

  1. Cité dans le Matin du dimanche. Il vaut mieux ne pas lire l’Intransigeant dans le texte.