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LE « TRIOMPHE DE LA RÉPUBLIQUE »

spectateurs, le peuple choisissait souvent celles des rimes en on qui étaient convenables. Ainsi le peuple chantait que Rochefort est un vieux barbon, que plus il devient vieux, plus il devient bon. Le comparatif meilleur était ainsi négligé. Ce peuple n’avait aucune colère ni aucune pitié contre Déroulède, qu’il envoyait simplement et fréquemment à Charenton. Il n’avait même aucune réserve, aucune fausse honte, rien de ce sentiment qui nous retenait malgré nous envers un prisonnier et un condamné de la veille. Nous aurions été gênés pour faire allusion à la petite condamnation de Déroulède. Le peuple, plus carrément, et peut-être plus sagement, ne se contentait pas d’envoyer Déroulède à Charenton. Les malins imaginaient des variantes et les lançaient : Ah ! Déroulède trois mois de prison ; Ah ! Déroulède est au violon. Un nouveau chant parlé commençait à se répandre, plus volontaire, plus précis, plus redoutable, inventé sur le champ : au bagne, Mercier, au bagne. Le mot bagne, ainsi chanté, avec rage, résonne extraordinairement dans la mâchoire et dans les tempes. Un brave homme, petit et mince, entendant mal, criait avec acharnement : au bal, Mercier. Quand il s’aperçut de son erreur, il m’expliqua que, dans sa pensée, il donnait au mot bal ce sens particulier qu’on lui donne au régiment, où, par manière de plaisanterie amère, on désigne ainsi le peloton de punition.

Cependant que la grave Internationale, largement, immensément chantée, s’épandait comme un flot formidable, cependant que le Mercier, au bagne, rythmé coléreusement, scandait la foule même et la déconcertait, le cortège longuement, lentement, indéfiniment, se déroulait tout au long du boulevard Voltaire, avec des

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