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vieux soldats du second Empire en avaient avec les recrues. Ils sont de la même génération. Ils ont, comme eux, fait la guerre. Et cela doit marquer un homme. Deux hommes, adossés au mur d’une maison adjacente, pour se reposer de la longue station, disent gravement : C’est tout de même beau, une fête comme ça, c’est tout de même beau. Et ils répètent profondément sur un rythme las : C’est beau. C’est beau. Il passe des enfants, petits garçons et petites filles, délégations des écoles ou des patronages laïques. On leur fait place avec une sincère et universelle déférence. On pousse en leur honneur de jeunes vivats. Ils y répondent. Ils passent en criant de leurs voix gamines, comme des hommes : Conspuez Rochefort, conspuez. Cela est un peu vif, un peu violent, fait un peu mal.

Mais par-dessus toutes les conversations, par-dessus tous les regards, par-dessus toute rumeur montaient les chants du peuple. Dès le départ, et sur tout le trajet, et pendant la station, et puis tout au long du cortège, le peuple chantait. Je ne connaissais pas les chants révolutionnaires, sauf la Carmagnole, dont le refrain est si bien fait pour plaire à tout bon artilleur, et que tout le monde chante. Je ne connaissais que de nom l’immense et grave Internationale. À présent je la connais assez pour accompagner le refrain en ronronnant, comme tout le monde. Mais le ronron d’un peuple est redoutable. Ceux qui savent les couplets de l’Internationale, sont déjà des spécialistes. Aussi quand on veut lancer l’Internationale, comme en général celui qui veut la lancer ne la sait pas, on commence toujours par chanter le refrain. Alors le spécialiste se réveille et commence le premier couplet.