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d’ordre. Au large de la place, des files de bannières luisaient et brillaient. Un peuple immense et gai. Nous allâmes nous ranger boulevard Richard-Lenoir, je crois. Il y avait tant de monde que l’on ne reconnaissait plus les rues, les larges avenues de ces quartiers. Nous étions auprès de la statue du sergent Bobillot. Un porteur de la Petite République explique à son voisin pourquoi il préfère un homme comme Bobillot à un homme comme Marchand. Nous attendons là longtemps, insérés dans les groupes ouvriers en costume de travail. C’est nouveau. Près de nous le vaste et muable moutonnement des chapeaux de feutre enfarinés aux larges bords : ce sont les forts de la Halle[1], coltineurs non débiles, qui stationnent pesamment, puissamment. Nous sommes directement sous la protection de Lépine, qui est là tout près, au sergent Bobillot, disent quelques-uns. Grâce à la protection de Lépine, continuent-ils en riant, nous allons défiler en bonne place dans le cortège. Tout cela n’empêche pas que si on refait la Commune on le fusillera tout de même, dit près de moi un vieux communard universellement connu comme un brave homme. Je crois qu’il plaisante et veux continuer la plaisanterie. Avec quoi les fusillera-t-on ? — Avec des balles, comme les autres, me répond-il sérieusement. Je le regarde bien dans les yeux, pour voir, parce que sa parole sonne faux en cette fête. Il a toujours les mêmes yeux bleus calmes et la même parole calme. Ces vieux communards sont extraordinaires. On ne sait jamais s’ils parlent sérieusement ou par manière de plaisanter. Ils ont avec nous des mystifications froides comme les

  1. Ou plutôt les forts aux farines.