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fin qu’il écoutait fort distraitement, car j’avais à peine achevé qu’il me dit un petit oui de complaisance et qu’il donna passage à une réflexion malencontreusement retardée : Mon ami, dit-il en me reconduisant par delà le vieux poirier non moins blanc, pour plaire à vos beaux esprits, vous parlez un peu légèrement de votre première philosophie. Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas encore passionné pour ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre l’existence de Dieu, pour ou contre Dieu, comme s’il existait. Je plains tout jeune homme qui, peu après qu’il se fut assis, lui douzième, aux bancs en escalier devant les tables noires étroites, ne s’est pas violemment passionné pour ou contre les enseignements de son professeur de philosophie. Et je plains tout homme qui n’en est pas resté à sa première philosophie, j’entends pour la nouveauté, la fraîcheur, la sincérité, le bienheureux appétit. Ne plus s’occuper des grandes questions, mon ami, c’est comme de fumer la pipe, une habitude que l’on prend quand l’âge vous gagne, où l’on croit que l’on devient homme, alors que c’est que l’on est devenu vieux. Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique.

Ainsi conclut provisoirement notre ami Pierre Baudouin. Mon pauvre ami, continua-t-il en me quittant, méfiez-vous du bel air. Il est toujours dangereux. Mais il est plus particulièrement désagréable quand on y tâche laborieusement. Soyez comme un de vos jeunes abonnés de province. On m’a dit qu’un très jeune ami à vous, tout récemment sorti du lycée, à ce que je pense, naturellement simple ou gardé du faux orgueil par la