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supportable. On sent que vous faites vos cahiers intéressants. Vous voulez qu’ils soient intéressants, qu’ils intéressent monsieur le lecteur, qu’ils intéressent monsieur le provincial. Et vous y réussissez trop souvent. Vous présentez les demandes et les réponses, les problèmes et les solutions comme elles seraient si elles étaient intéressantes, comme elles seraient intéressantes, ou parfois comme elles sont intéressantes, mais non pas comme elles sont. Écoutez, je suis votre ami : je me demande certains jours si vous ne cherchez pas à plaire. Je te préviens qu’à ce jeu-là tu ne risques rien moins que la probité native.

Je ne fais aucune réserve sur ta sincérité ; mais je ne me fais aucune illusion sur ton intelligence : elle est moyenne, et peu perspicace. Tu as une aversion sincère de la démagogie, et tu tends à exercer une espèce particulière de la démagogie, une agogie de quelques-uns, une aristagogie, qui est la plus dangereuse agogie, parce qu’elle est la moins grossière. Tout homme qui veut plaire est à sa manière un démagogue. Tu lis beaucoup de journaux, trop de journaux, pour ta santé, beaucoup trop de quotidiens, et nous savons combien est vaine l’action du journaliste, et toi-même, si je te pressais, tu en conviendrais. Alors ? pourquoi t’es-tu fait journaliste ? Car tu es journaliste. Au lieu que tu pourrais employer ta jeunesse finissante à lire les bons auteurs, qui sont nombreux, que l’on connaît mal, et que tu ne connais pas. Puis tu emploierais ta maturité commençante à quelque travail épais, honnêtement ennuyeux. Les travaux épais font plus pour l’action que les fantaisies plus ou moins réussies, que vous croyez légères. Descartes et Kant ont plus fait pour préparer ce qu’il